La Gascogne dans un schéma trifonctionnel médiéval (par philippe Jouet-Momas)
Dans une étude qui étendait au domaine des littératures continentales les principes et la méthode de Georges Dumézil et de la "nouvelle mythologie comparée", le médiéviste Joël Grisward a montré que la Chanson des Narbonnais, mise par écrit vers 1210 en lange d’Oïl, repose sur un canevas narratif trifonctionnel hérité.
Inspiré d'Aimery de Narbonne et de son fils, l'Aimery de la chanson de geste est présenté comme un chevalier de Charlemagne, valeureux libérateur de Narbonne, fils de Hernaut de Beaulande, époux de Hermengarde de Pavie, père de Guillaume d'Orange.
Le système des Trois fonctions qui sert de fil directeur à l'analyse de J. H. Grisward a été pressenti par É. Benveniste et identifié par G. Dumézil dans un très grand nombre de textes issus du vaste domaine linguistique et culturel indo-européen. Il réunit solidairement trois notions, trois champs notionnels envisagés dans leurs rapports mutuels. La Première fonction (F1) comprend le droit et l’administration d’une part, le culte et la magie de l’autre, ainsi que le pouvoir souverain exercé par le roi (qui tend à s’abstraire du schéma triparti) ; la Deuxième fonction (F2) recouvre la force physique et ses usages, pas exclusivement guerriers ; la Troisième fonction (F3) englobe la production / reproduction, avec les valeurs de fécondité, de paix, et le grand nombre des biens (abondance) et des hommes (masse)[1]. D’autres schèmes plus anciens ont pu interférer avec les Trois fonctions, comme les Trois couleurs bien connus des folkloristes[2].
Partie de l'arsenal des poètes dans des sociétés de tradition orale ou principalement orale, le schème des trois fonctions s'est retrouvé dans tous les genres, de la philosophie à l'épopée, du roman au conte populaire, jusqu'à ce qu'il soit réintroduit, adapté, dans la théorie des trois Ordres médiévaux. Les médiévistes romanistes l'ont donc identifié dans les textes, comme avaient pu le faire les celtisants ou les indianistes[3].
Il est difficile de dire où est née la légende étudiée par J. Grisward, qui a aussi une version italienne tardive, I Narbonesi, mais il provient du domaine d'Oïl, probablement champenois. La trame du récit appartenait de toute façon au répertoire de la littérature orale européenne avant de s’appliquer à un personnage connu en se mêlant à des faits historiques avérés et mythisés.
Ce qui retient ici mon attention, c'est que la Gascogne fait une petite apparition dans le récit.
Trois des fils d’Aimery, présentés solidairement, sont répartis géographiquement vers des territoires de directions opposées et fonctionnellement marqués :
- Beuve (le Buovo de la version italienne) est en Gascogne, qui représente la souveraineté et connote la première des Trois fonctions. Il reçoit l’épée de Souveraineté des main de la fille d’Yon roi de Gascogne.
- Aimer se voit attribuer l’Espagne, pays de la guerre (deuxième fonction, attribution belliqueuse qui se comprend au XIIIe siècle).
- Garin se trouve en Lombardie, pays de la richesse (troisième fonction).
La Gascogne occupe donc une position prééminente.
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Un autre épisode est celui des « trois vantardises d’Hernaut de Gironde » : le roux Hernaut s’était emparé de Gironde sans coup férir et avec l’aide de la Fortune, en pleines noces.
À la fois « outrancier et béni des dieux »[4], il s’était vanté de n’avoir jamais de femme rousse ; de ne jamais fuir au combat ; de ne jamais manger de tourte. On reconnaît les trois fonctions dans l’ordre 1-2-3 des qualités qui s'attachent à leurs titulaires : tempérance, courage militaire, modération des appétits, sans doute issues d’exigences royales tripartites comme il s'en rencontre un peu partout, dans les apologues, la chronique, et jusque dans l'hagiographie.
La femme rousse est une figure de la Souveraineté que son physique teinte de magie (je pense que c'est la reprise d’un motif narratif irlandais[5]). Instable comme le feu, ce qui le rapproche d’autres personnages des épopées indo-européennes, Hernaut échoue comiquement à tenir ses fanfaronnades (gasconnes !).
Je suis enclin à penser que l’association de Gironde et de la souveraineté reprend la conception de la déesse-fleuve donneuse de souveraineté. La faculté de se concilier les eaux vives relevait d’une qualification royale, le prétendant qui franchissait les eaux en retirait la gloire solaire et sacrale, conception qui, suivant J. L. Desnier, survit dans les Panégyriques gallo-romains des IIIe et IVe siècles[6].
J. Batany a trouvé l’explication trifonctionnelle de ce passage « moins convaincante », peut-être parce que le rapport avec la théorie médiévale des Trois ordres n’apparaît pas[7]. Mais le schème notionnel des Trois fonctions est bien antérieur à la théorie des Trois ordres et l’explication médiévale peut se passer d’elle. Il pense à une « rémanence inconsciente », ce qui à mon avis n’est pas possible : on ne construit pas un tel récit cohérent sur du sable. Le canevas vient de bien plus loin que les théorisations politiques médiévales du schème (on peut envisager ici l’influence de la littérature celtique insulaire pour laquelle J. Grisward fournit des parallèles pertinents.). C’est une habitude du Moyen Âge de couler des biographies de grands personnages dans les cadres de l’épos mythique. Ainsi on a fait entrer Charlemagne dans un schéma habilement ecclésialisé, sans rapport avec la Matière de France, pour produire le célèbre Pèlerinage Charlemagne. Les thèmes et les schèmes voyageaient, étaient repris, valorisés et adaptés en fonction des besoins. Bien entendu, la tripartition n'avait pas partout la même portée, bien qu'elle façonnât durablement les esprits.
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Je relève avec intérêt que la Gascogne du schéma triparti fait jeu égal avec l’Espagne et l’Italie du Nord et que c’est sur elle qu’on a placé la symbolique de souveraineté. Gironde est personnifiée. La Gascogne, ici symboliquement, était un pays bien distinct pour les hommes du Moyen Âge, dont les rédacteurs de la légende issus des terres de langue d’Oïl. Parmi les possibilités géographiques ils ont retenu les noms les plus significatifs, les plus parlants pour leurs auditeurs et lecteurs. La notion de Gascogne était assez forte pour s'imposer dans le légendaire européen.
Philippe Jouët-Momas
[1] G. Dumézil, Jupiter-Mars-Quirinus, Paris, 1941, 137-154 ; L’idéologie tripartite des Indo-Européens, Bruxelles, 1958, 18-19 ; Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris, 1977, 3e éd. Paris 1986, 12-13.
[3] Parmi nombre d'études : J. Batany, « Des Trois Fonctions aux Trois États ? », Annales ÉSC, 1963, pp. 933-938 ; J. H. Grisward, « De la Mort d’Arthur à la mort de Batradz », in Romania, 90, 1969 ; « Ider et le Tricéphale », Annales ÉSC 33, 1978, pp. 279-83 ; U. Strutynski, « The Warrior Sins of Sir Gauvain », in Homage to Georges Dumézil, éd. by Edgar Polomé, Washington, 1982, où se trouvent diverses contributions sur des thèmes arthuriens ; J.-P. Allard, « Les étapes et les épreuves de l’initiation d’Érec à la chevalerie et à la royauté », Paris et Milan, 1987. Les travaux de J.-C. Lozac’hmeur et ceux de Ph. Walter augurent du bel avenir des études médiévales menées dans l’optique de la longue durée.
I. — Le Couserans.
II. — Les vallées de Massat et d'Aulus.
III. — Les ours d'Ustou.
IV. — Le Comminges pyrénéen.
V. — La vallée de Luchon.
VI. — Les fruitières de la Haute-Garonne.
VII. — De Saint-Béat au val d'Aran.
VIII. — Dans les Quatre-Vallées. — Magnoac, Neste et Barousse.
IX. — La vallée d'Aure.
X. —Les réservoirs de la Neste.
XI. — Tarbes.
XII. —- Le cheval de Tarbes.
XIII. — Le pays de Rustan.
XIV. — L'Adour a Bagnères-de-Bigorre.
XV. — Vaussenat et Nansouty.
XVI. — Au Pic du Midi de Bigorre.
XVII. — De l'Adour au Gave.
XVIII. — Lourdes et le Lavedan.
XIX. — Les Sept Vallées du Lavedan.
XX. — La vallée de Saint-Savin (Cauterets).
XXI. — La vallée de Barèges.
XXII. — Le cirque de Gavarnie.