LANGUE
 
L’oralité de Césaire d’Arles. Latinophonie et communication en Provence au 6e siècle.
Michel Banniard
Professeur à l’Université de Toulouse-II, Jean-Jaurès
Directeur d’études à l’EPHE, Paris-Sorbonne
 
         Congrès CTHS de Nîmes, 5-10 05 2014 : Langages et communication.
         Titre de la contribution :
 
1] Latin parlé ou roman parlé au VIe  siecle : révision des paramètres
        
          En philologie romane synchronique, la langue parlée indigène sur un territoire qui s’étend vers l’Est à partir de Nîmes a été jusqu’au 19ème siècle le provençal, dialecte qui borde jusqu’aux Alpes l’ensemble occitano-roman, dont le pendant occidental est le languedocien [Bec, 1971]. En philologie romane diachronique, la question de la date à laquelle on a commencé de parler provençal sur ce même espace a fait l’objet de nombreux débats, qui s’intègrent aux travaux de la linguistique diachronique romane, puisqu’aussi bien la question est valable pour tout l’espace romanophone, lui même issu du premier espace latinophone installé par et sous l’Empire romain [Ernst & alii, 2003 ; Glessgen, 2007]. Cette question, fort débattue, a reçu depuis trente ans des réponses innovantes fondées sur les méthodes de la sociolinguistique diachronique, base de la contribution présente, et champ auquel elle s’intègre en s’efforçant de l’enrichir [Banniard, 1992 ; Lüdtke, 2009 ; Wright, 1982. Il s’agit de montrer ici rapidement que l’oralité de Césaire, évêque d’Arles dans la première moitié du 6e siècle était latine, qu’elle s’adressait à une communauté de locuteurs majoritairement illitterati, que ces locuteurs comprenaient son latin, et que par conséquent, la langue parlée quotidienne de son diocèse était encore de type latin (et non pas roman, a fortiori provençal). Autrement dit, dans la vieille Provincia romana, on parlait encore au temps des Goths, le latin tardif.
 
         Cette affirmation entre évidemment en contradiction forte avec les habitudes mentales que nous a léguées une partie des philologues romanistes. Pour eux en effet, la masse des locuteurs des territoires de l’Empire ont certes été plus ou moins romanisés (là aussi, les débats continuent), mais pas vraiment latinisés, ou du moins ils l’ont été sous une forme démonétisée. Selon en effet  ce modèle, ils n’ont jamais parlé qu’une forme de  „ mauvais latin, de sabir, de lingua franca “ ou, dans le meilleur des cas de „latin vulgaire“ devenu très vite, au 3e ou 4e siècle un gallo-roman fourre-tout, qui sur le territoire de l’ancienne Gaule, s’est dégradé en langue d’oïl au Nord, en langue d’oc au Sud. C’est ainsi que le „français prélittéraire“ ou le „gascon“ reçoivent leur certificat de baptême dès le 6e siècle, en restant condamnés à l’exclusion de l’écrit sous la férule d’une Eglise peu soucieuse de démocratie langagière. Ce discours pseudo scientifique repose sur 4 piliers [Banniard, 1993, 2013a]:
1) Des préjugés lourds hérités directement du 19e siècle, sur le fait notamment qu’il n’est de vrai langage que savant ;
2) Sur le deuil obligé d‘une civilisation romaine en perdition au temps de la si souvent invoquée décadence ;
3) Sur la conviction que le monde laïc et le monde ecclésial formaient des univers clos et séparés ;
4) Sur la certitude que la philologie romane triomphante était capable, à partir des données des parlers romans réels du 19e siècles, de reconstruire la parole non moins réelle de deux mille ans plus tôt.
La recherche récente, disons depuis les années 60 du 20e siècle a quand même permis des progrès au prix évidemment de changements radicaux [Banniard, 2013b; Lüdtke, 2009; Wright, 2003]:
  1. Tout langage est complexe, indépendamment de son apprêt culturel sous l’effet de la stratification sociale ;
  2. Sans se transformer en un âge paradisiaque, l’Antiquité Tardive, du 3e au 6e siècle, a conquis un statut de dignité historique objectivée [Brown, 2012 ; Hen, 1995];
  3. Le monde laïc et le monde clérical ont été en rapports de plus en plus intriqués, à mesure qu’a progressé la christianisation de l‘ Occident Latin [Dumézil, 2005; Graus, 1965].
  4. Les contemporains nous ont légué une masse d’écrits, de témoignages et de documents sur leur propre langage qui ne saurait être écartée d’un revers de main positiviste.
             Pour le dire plus crûment, il est tout de même extravagant de ne tenir aucun compte des testimonia que nous ont laissés en abondance les acteurs de cette époque. Bien entendu, tout travail d’historien consiste à interpréter les documents, à les tamiser et ensuite à construire la réalité proposée. Mais au moins on demande leur avis aux contemporains. Or, le 6e siècle a été particulièrement bavard, et il a notamment beaucoup parlé de la culture et du langage, de son langage qui s’entendait dans les rues de Nîmes ou d’Arles. Il nous en a même laissé des échantillons. Tout ceci, je vous prie de me croire, a été écarté comme „hors champ“ par les philologues romanistes. C’est en réaction contre cet a-priori pseudo scientifique que s’est bâtie la sociolinguistique diachronique romane.
 
2] Un évèque latinophone et son public

C’est dans ce cadre heuristique que se placent les questions adressées à l’oeuvre écrite de l’évêque d’Arles (502-542) [Delage, 2010]. Prélat d’un siège prestigieux, héritier d’une éducation religieuse de haut niveau, ancien membre de la communauté monastique désormais célèbre de Lérins, Césaire aurait pu être classé parmi les grands détachés des réalités du monde. Mais il a aussi été mêlé, souvent contre son gré, aux vicissitudes de l’histoire tourmentée d’un diocèse où se sont affrontés les pouvoirs antagonistes des différents peuples germaniques plus ou moins en conflit [De Vic & Vaissette, 1730 ; Wolfram, 1990]. Le récit de sa vie, bien établi par l’excellente spécialiste qui a édité une partie importante de ses oeuvres, nous convainc facilement que l’évêque a été plongé dans les tourbillons de l’époque et confronté directement aux foules et aux individus de son temps. Ce fait ne devrait pas être négligé au moment de l’interroger sur la manière dont il instruisait ses fidèles.
         En vingt minutes, je ne ferai pas une démonstration pas-à-pas. Voici donc les conclusions principales du dossier, lui copieux [Beck, 1950; Delage, 1971, 2010 ; Delaplace, 1986; Riché, 1962]
  1. Césaire a beaucoup prêché en personne. Ne tergiversons pas: les testimonia sont irréfutables.
  2. Les catégories sociales auxquelles il s’est adressées ont été variées, depuis l’élite des moines ou des moniales jusqu’aux commerçants, artisans, paysans.
  3. La version écrite de ses sermons nous est parvenue sous la forme de dizaines de textes longs de deux à dix pages, correspondant à un temps de parole effectif de 5 à 20 minutes.
  4. Contrairement à une interprétation présomptueuse qui a délégitimé ces testimonia comme moyens d’accès à l’oralité, il est absolument certains que ces pages étaient réellement lues à haute voix par Césaire ou par d’autres évêques, voire par des prêtres [Banniard, 1996; Riché, 1962].
  5. Tous ces sermons sont entièrement en latin.
La conclusion logique est que la masse de la population de la Provence gothique comprenait toujours ce latin, ce qui implique qu’elle était toujours à cette époque spontanément latinophone.
C’est le moment d’introduire des précisions et des nuances.
  1. D’abord, sous le terme „latin“, d’un point de vue proprement linguistique est désigné un état de langue qui n’est pas celui du trop fameux latin dit „classique“, mais celui du latin parlé tardif, évolué considérablement depuis ses origines, mais encore loin d’être du provençal. Les caractères de cette langue parlée sont en cours de reconstitution [Banniard, 2005a].
  2. La masse des auditeurs est illettrée : cette situation est clairement discernée et présentée fréquemment par Césaire, pasteur bien au contact des realia de son temps.
  3. Césaire les prend fréquemment à parti : pour leurs moeurs, leurs superstitions, leurs soucis, voire pour leur conduite pendant la messe. Les sermons incluent les réactions de ces fidèles, voire leur indiscipline ou leur agressivité. Cela exclut que la parole de l’évêque n’ait été qu’un rituel mimétique sans emprise réelle: il doit être compris et si possible obéi (cf. infra, Annexe 2).
  4. A l’intérieur d’un cadre langagier latin, Césaire, à l’exemple de son modèle, Augustin [Banniard, 1998a, b], fait fluctuer sa langue en niveaux divers, jusqu’au plus simple (sermo rusticus, sermo humilis), quitte à encourir l’agacement culturel de la minorité lettrée. Ces fluctuations offrent une base pour paramétrer la parole quotidienne.
  5. Il est régulièrement demandé aux fidèles d’apprendre les grandes prières par coeur, voire de se faire lire à haute voix des pages de l’Evangile, tout ceci sans qu’il y ait d’allusion à un obstacle langagier. Et il n’y a pas l’ombre d’une trace de demande de traduction en „roman“. Or, il est exclu qu’une communauté déjà romanophone ait pu comprendre là aussi une lecture à haute voix du texte sacré (cf. infra, Annexe 2).
Il appartient donc aux traditionnalistes de déconstruire cet ensemble : à eux de faire la preuve que cette masse de témoignages est inopérante sur la question si passionnante de la chronologie du passage du latin au roman.
 
3] Latin quotidien et immigrés
        
      Quelques uns de la masse des testimonia sont donnés en annexe. Je voudrais à présent ouvrir un instant nos oreilles à un savoureux épisode de la Vita Caerarii Arelatensis, écrite et publiée peu de temps après sa mort. Le style et la langue en offrent des pépites linguistiques variées, mais un passage a déjà retenu l’attention des philologues, malheureusement avec des lectures construites sur le moule de l’ancien clivage.
         Peu de temps après la mort de Césaire, lorsque donc Arles était passée depuis une dizaine d’années sous le pouvoir des Francs, dont quelques-uns étaient  cantonnés dans la cité, le diacre Etienne, un des narrateurs principaux de la Vita narre l’anecdote édifiante suivante :
Vita Caesarii, II, 42  [Delage, 2010]:
Alias uero eunte me per plateam, Francus quidam, iam totus frigore quartanae febris incuruus aeque tremebundus ante me ambulabat. Et cum uelociter ire disponerem ego quo citaueram, post me coepit clamare : „ Benedicte, si habes, da mihi de drapo sancti Caesarii ; propter frigoras, quia multis ualet, uolo bibere“. Ego, qui uelociter properare uolebam quo coeperam, dixi : „ Si me expectas, crastino do tibi quod quaeris“. Ille uero ait : „Ego hodie habeo diem, et iam totus tremo ; quando te expectare habeo ?“. Tunc ego non otiose mihi illum in platea totiens ante positum cogitans, dixi ad eum : „Veni, inquio, iuuenis; ego tibi dono quod quaeris“. Statim ambo rediuimus ; et cum in cella mea ingressi manus uterque lauassemus, protuli linteum, ex quo sanctum corpus dulcis domni tersum fuerat. Tuli ergo paruulam partem, ut darem ei. Et ille Francus cum suo grandi furore ait ad me :“ Tolle, homo, quid mentiris ? Ego audiui quod ille benedictus non linteum sed pannos in usum habuerit, quod ego lauare uolo, et cum aqua bibere“. Tunc ego cum lacrimis dixi : „ Bene dicis, uerum audisti. Sed hinc corpus ipsius sancti, quando transiit, detersum est“. Et ille : „Da, inquit, ergo si sanus sim“. Acceptum itaque, statim in eadem hora a Domino sanitatem sensit.
Autre cas : tandis que je passais par la place, un Franc, recroquevillé sous l‘ effet du froid  d‘une fièvre quarte, allait en tremblottant devant moi. Alors que je comptais filer à mon rendez-vous, il se mit à crier derrière moi : „  Homme béni, si tu en as, donne moi de l’étoffe de saint Césaire. Je veux en boire contre le froid, parce qu’elle vaut contre beaucoup de maux“. Moi, qui voulais filer vers mon but, j’ai dit:“ Si tu m’attends, je te donne demain ce que tu demandes“. Mais lui déclare : “ Pour moi, c’est le jour d‘aujourd’hui, et je tremble de la tête aux pieds. Quand est-ce que je dois t’attendre?„. Moi, alors, songeant que lui ne s’était pas trouvé si souvent pour rien devant moi sur la place, je lui ai dit, à lui : “ Viens, jeune homme ; je te donne, moi, ce que tu réclames“. Nous fîmes aussitôt demi-tour ensemble. Et après être entrés dans ma cellule et nous être l’un et l’autre lavé les mains, j’ai apporté un linge avec lequel avait été frotté le corps sacré de mon doux maître. J’en ai prélevé un bout pour le lui donner, lorsque ce Franc me dit à moi dans une violente colère :“ Enlève, mon gars ! Pourquoi mens-tu? Moi, j’ai appris que ce saint se servait non pas de linge, mais de chiffons. C’est ça que je veux faire tremper et boire avec son eau“. Alors, moi, j’ai dit, les larmes aux yeux : „Tu dis bien ; tu as entendu le vrai ; mais c’est avec ceci que le corps du saint en personne a été frotté après son décès“. Alors lui: „ Donne-le, ainsi que je guérisse “. (Traduction établie par mes soins, ainsi que celles de l’Annexe 2).
         Que ce genre de recette „magique“ soit connu comme le loup blanc, et la guérison miraculeuse, après tout possible –surtout avec un fièvre à épisodes ! –,  ne doit pas nous empêcher de prendre en compte l’authenticité langagière du récit. Là aussi, je vais à l’ essentiel:
  1. Le niveau et les caractères du latin employé par le narrateur, tant pour raconter les circonstances que pour reproduire ses propres énoncés est identique à celui des parties correspondantes du livre 2 : un latin en sermo rusticus correspondant bien au type LPT2.
  2. Le face-à- face avec le Franc est instructif : contrairement à ce qu’affirment des lecteurs peu avisés, il n’y a aucun rapport de force établi entre lui et le diacre : il fait partie du paysage, n’est pas menaçant, est appelé affectueusement par le narrateur „jeune homme“, et respecte le rituel immémorial du lavage des mains (comme dans l’Odyssée et les Chansons de geste).
  3. La discussion est conduite entièrement en latin. Le diacre et le Franc se comprennent sans difficulté. Or ce Franc, certainement nouveau venu en Provence, a appris son latin ailleurs, au Nord, ce qui confirme la thèse que les Francs étaient bilingues dès le 5e siècle (Francique/ LPT2) [Hägermann & alii, 2004 ; Banniard, 2004]. D’autre part, le partage langagier qui séparera le Nord et le Sud, s’il est sans doute amorcé, est loin d’être accompli [Banniard, 1991, 2003].
  4. Contrairement aux remarques pincées de certains philologues, son latin n’est pas si approximatif, ni hésitant que cela. La phrase souvent citée par les philologues (qui n’ont pas lu le reste), da mihi de drapo Sancti Caesaris est un excellent échantillon de LPT2. Le syntagmème de drapo annonce certes les tournures romanes à venir, mais il se trouve depuis longtemps en LPC sous forme sporadique. On remarquera en revanche qu’il n’y a pas de ille ou tout autre prototype de l’article défini (il n’existe pas encore) et que le génitif déterminatif perdurera en AFC et en AOC sous la forme d’un CRIP-.
  5. Certains traits particuliers propres au LPT2 n‘ ont pas été relevés ou compris. Ainsi le quando te expectare habeo? est traduit de façon approximative par l’éditrice: „comment t’attendre?“. Mais le syntagmème expectare habeo appartient à l‘oralité commune du 6e siècle: il est le prototype du nouveau futur I, {espettarai}, cf. dicere habeo {dirai}, en voie de grammaticalisation. L’ordre des mots lui-même est fidèle au substrat oral réel. Cette forme signe l’authenticité de la langue (le narrateur n’a pas pu l’inventer, pas plus que toutes les autres spécificités de cette latinophonie tardive). De même le syntagmème si sanus sim porte la race d’une oralité réelle. Mais il faut comprendre le si comme la transcription d’un descendant du sic, désormais prononcé sans c implosif, étymon du si de l’AFC et de l‘ AOC, abondamment employé : si m’aït Dieus ! si nos secort li reis ! : „Que Dieu nous aide! Que le roi nous secourre“. Le Franc ne pouvait pas prononcer un sic depuis longtemps prononcé „à la moderne“, et le narrateur a respecté ce qu’il a entendu.
 
La langue du narrateur, tant dans le récit que dans ses propres interventions au syle direct est justiciable d’analyses convergentes que je développerai ailleurs. Certes, sa mise par écrit implique un filtrage et un toilettage. Mais ces deux opérations n’établissent pas un clivage entre une oralité qui serait inaccessible et une scripturalité qui serait artificielle (c’est la thèse d’une partie des romanistes). Le rapport écrit/ oral est certainement plus tendu qu’au temps du LPC, ou qu’en français du 19e siècle, mais il n’est ni brisé, ni artificiel.  La preuve en est que ce récit porte de nombreux traits de l‘ oralité tardive, qui caractérise le latin parlé du 6e siècle [Stotz, t.1, 2004] dont par ailleurs les puristes déplorent la „barbarie“, inventant ainsi un „mauvais latin“, selon des critères qui ont peu à voir avec la linguistique, ce qui est d’autant plus dommageable, puisque ces documents se trouvent ainsi doublement rejetés, et comme „continuateurs latin“ (axe esthétique) et comme „authentifiables pour la parole réelle“ (axe linguistique).
 
4] Du latin de Provence
        
        Comme vous le voyez, en conclusion, les méthodes modernes de la linguistique diachronique répondent à trois innovations : elles respectent bien mieux les savoirs de ceux qui ont vécu les événements décrits [Van Uytfanghe, 2013] ; elles appliquent des grilles de lecture à la fois plus complexes, mais aussi plus souples que les paramétrages anciens [Mostert, 2013] ; elles ne refusent pas d’affronter la réalité langagière dans sa spécificité et sa dynamique réelle[Richter, 2013]. Si l’on compare les caractères du latin consigné dans la page précédente aux fluctuations de niveau de langue attestées dans le reste de la Vita, mais aussi dans les sermones et les autres oeuvres de Césaire, notamment des règles monastiques [Courreau, De Voguë, 1988, 1994],  on peut conclure à la cohérence linguistique de ces matériaux. Or, ils ouvrent des chemins d’accès vers la réalité du diasystème du latin tardif parlé en Provence à cette époque. L’oralité de Césaire d’Arles nous est ainsi rendue et à travers elle, la réalité d’une région encore latinophone [Norberg, 1999]. Pour être complet, il faudrait aussi tenter une reconstitution de la prononciation de cette langue écrite : nul doute qu’au 6e siècle, elle avait fort évolué, avec quelques traits locaux annonçant la couleur des parlers du 8e siècle, tout en étant encore loin du clivage qui interrompra avant l’an mil la communication horizontale entre occitanophones et oïlophones [Banniard, 2004]. Ce sera peut-être pour une autre fois.
 

Fornex 03 05 2014                                                        Explicit Feliciter
 
4] Références
Caesarii Arelatensis opera :
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5] Annexe 1 : Terminologie/ Chronologie
LPC : Latin Parlé d'époque Classique [-200 / + 200]
LPT : Latin Parlé Tardif [IIIe-VIIe siècle]
LPT1 : LPT de phase 1 [IIIe-Ve siècle] (LPT «impérial»)
LPT2 : LPT de phase 2 [VIe-VIIe s.] (LPT «mérovingien» en Gaule ; «wisigothique» en Espagne ; «lombard» en Italie).
PF : Protofrançais (VIIIe s.).
AFC : Ancien Français Classique (IXe-XIIIe
PO : Protooccitan (8e s.)
AOC : Ancien Occitan Classique (10e-13e s.)
CRIP- : Cas Régime Indirect non Prépositionnel (« fonction » ablatif/ datif/ génitif »).
CRIP+ : Même statut, mais avec préposition.
PPP : Participe Passé Passif.
 
6] Annexe 2: Convergences autour de la Provence latinophone.
A] Savoir requis: écoute directe du latin biblique par les illettrés :
Sermo 6 (SC, t. 175) :
1.Quando aliquid de utilitate animae proferimus, fr. car., nemo se excusare conetur, ut dicat : « Non mihi uacat legere et ideo non possum Dei praecepta uel agnoscere uel implere ». Nec dicat aliquis uestrum : « Non noui litteras, ideo mihi non imputabitur quidquid minus de Dei praeceptis impleuero ». Inanis est et inutilis excusatio ista, fr. car.. Primum est, quod lectionem diuinam, etiamsi aliquis nesciens litteras non potest legere, potest tamen libenter audire. Qui uero litteras nouit, numquid potest fieri, quod non inueniat libros, in quibus possit scripturam diuinam relegere ?
Lorsque nous énonçons quelque précepte qui bénéficie à l’âme, que personne ne tente de s’excuser en déclarant : « Je n’ai pas le temps de lire et c’est pourquoi je ne peux  ni connaître ni accomplir les préceptes de Dieu ». Et que l’un d’entre vous n’aille pas dire : « Je ne sais pas lire, c’est pourquoi il ne me sera pas imputé d’avoir manqué de respect à tel ou tel précepte de Dieu ». Vanité et inutilité de cette excuse. D’abord parce que la lecture divine, même si quelqu’un ne sachant pas lire ne peut pas la lire, il peut tout de même s’appliquer à l’écouter. Quant à celui qui sait lire, est-il possible qu’il ne trouve pas de livres dans lesquels il puisse relire l’écriture sacrée ?
Sermo 6
2. Adtendite, rogo uos, fratres, hoc dico, quod non ignoratis. Nouimus enim aliquos negotiatores, qui cum litteras non nouerint, requirunt sibi mercennarios litteratos ; et cum ipsi litteras nesciant, aliis scribentibus rationes suas ingentia lucra conquirunt. Et si illi, qui litteras nesciunt, conducunt sibi mercennarios litteratos, ut adquirant terrenam pecuniam, tu, quicumque es, qui litteras non nosti, quare etiam non cum pretio et mercede rogas, qui tibi debeat scripturas diuinas relegere, ut ex illis possis praemia aeterna conquirere ?
Attention, je vous le demande, je le dis, ceci que vous n’ignorez pas. En effet, nous connaissons des commerçants qui, du fait qu’ils ne savent pas lire, vont chercher pour eux-mêmes des salariés qui savent lire et écrire. Et, alors que, quant à eux, ils ne savent pas lire, ils font des bénéfices considérables grâce à d’autres qui tiennent leur comptabilité par écrit. Alors, si ceux qui ne savent pas lire louent des salariés qui savent lire et écrire, pour acquérir des valeurs terrestres, toi, qui que tu sois, qui ne sais pas lire, pourquoi n’en requiers tu pas un, contre argent et récompense, pour qu’il te relise l’écriture sacrée afin d’acquérir à partir d’elle les récompenses éternelles ?
Commentaire : Il s’agit bien de la communauté des locuteurs sans distinction culturelle. Césaire se heurte directement à leur mauvaise volonté, l’intérêt sociolinguistique étant que l’argument langagier (ils n’affirment à aucun moment ne pas comprendre le latin biblique) n’est jamais évoqué : cette ligne de défense aurait pourtant été autrement efficace [Banniard, 2006 ; Rose, 2013].
B] Savoirs exclus, la voix des illettrés :
3. Sed dicit aliquis : « Ego homo rusticus sum et terrenis operibus iugiter occupatus sum. Lectionem diuinam nec audire possum nec legere ». Quam multi rustici et quam multae mulieres rusticanae cantica diabolica amatoria et turpia memoriter retinent et ore decantant ! Ista possunt tenere atque parare, quae diabolus docet, et non possint tenere, quod Chistus ostendit ? Quanto celerius et melius quicumque rusticus uel quaecumque  mulier rusticana, quanto utilius poterat et symbolum discere et orationem dominicam, et psalmos uel quiquagesimum uel nonagesimum parare et tenere et frequentius dicere, unde animam suam et Deo coniungere et a diabolo liberare ! Nam quomodo cantica turpia in tenebras diaboli mittunt, sic cantica sancta Christi lumen ostendunt. Nemo ergo dicat : « Non possum aliquid de id, quod in ecclesia legitur, retinere. Sine dubio enim, si uelis, et poteris. Incipe uelle et statim intelleges.
Mais quelqu’un dit : « Moi je suis un paysan et pris sans cesse par les travaux de la terre, je ne peux ni écouter, ni lire la lecture sacrée ». Mais combien de paysans et combien de paysannes retiennent de mémoire et chantent en entier de leur bouche de honteux cantiques érotiques soufflés par le diable ! Ces horreurs que le diable leur enseigne, ils peuvent les retenir et les assimiler et ils ne pourraient pas retenir ce que le Christ leur montre ? Avec combien plus de vitesse ou d’application n’importe quel paysan ou n’importe quelle paysanne, et avec combien plus d’utilité pourraient-ils apprendre le Credo et le Notre-Père, et assimiler, retenir et réciter le plus souvent les psaumes 50 et 90, d’où unir leur âme à Dieu et la séparer du Diable ! Car tout comme les cantiques honteux mènent aux ténèbres du Diable, les cantiques purs montrent la lumière du Christ. Que nul donc ne dise : « Je ne peux retenir rien de ce qui est lu à l’église. Assurément en effet, pour peu que tu le veuilles, tu le pourras. Commence par vouloir et tu comprendras sur-le-champ ».
Commentaire : Cette situation complète et enrichit la précédente. Elle prouve que la distinction ville/ campagne ne recouvre pas d’opposition langagière marquée. La variation diatopique est modérée. De plus, la voix de ces paysans et paysannes illettrées a bien été entendue par l’évêque qui s’offusque de leur côté « immoral », mais ne trouve rien à redire sur leur langage, que lui-même comprend manifestement sans difficulté. La variation diastratique, sûrement présente, ne révèle aucun clivage langagier, différence marquée avec la situation au temps d’Alcuin, qui déplorera l’état lamentable du latin parlé par les illettrés (rustica romana lingua) deux siècles et demi plus tard.
 
C] Discipline requise, contre l’esquive :
Sermo 74
1.Si uelitis agnoscere et diligenter adtendere, fratres carissimi, quantus dolor et quanta amaritudo sit in animo meo, quando uos uideo missas ad integrum perexpectare non uelle, et in uobis et in me poteratis habere misericordiam. Qui enim intellegit, quid in ecclesia agatur, quando diuina mysteria celebrantur, agnoscit quantum male faciunt illi, qui de ecclesia non expletis missis sine aliqua grandi necessitate discedunt…
Si vous vouliez bien reconnaître et accorder une attention ferme à la grandeur de la douleur et à la grandeur de l’amertume qui occupent mon cœur lorsque je vous vois ne pas vouloir assister intégralement jusqu’au bout à la messe, vous pourriez éprouver de la miséricorde et envers vous et envers moi. Celui en effet qui comprend ce qui se joue à l’église, quand les mystères divins sont célébrés, reconnaît combien agissent mal ceux qui s’en vont de l’église en dehors de quelque contrainte majeure sans que la messe soit terminée…
D] Discipline adoucie, pour les handicapés :
Sermo 77
1.Supplico, fr. car., et paterna pietate commoneo, ut quotienscumque oratio indicitur, qui forte pro aliqua infirmitate non potest genua flectere, uel dorsum curvare et ceruicem humiliare non differat…
Je supplie et enjoins avec une pitié paternelle que, chaque fois que commence la récitation du Notre-Père, celui que quelque maladie empêche de s’agenouiller, n’hésite pas à au moins se pencher et à baisser la tête…
Sermo 78
1.Ante aliquot dies, propter eos, qui aut pedes dolent, aut aliqua corporis inaequalitate laborant, paterna pietate consilium dedi, et quodam modo supplicaui, ut, quando aut passiones prolixae aut certe aliquae lectiones longiores leguntur, qui stare non possunt, humiliter et cum silentio sedentes, adtentis auribus audiant, quae leguntur.
Il y a quelques jours, à cause de ceux ou qui ont mal aux pieds ou qui souffrent d’un défaut physique, j’ai conseillé avec une pitié paternelle et j’ai en quelque sorte supplié que, lorsque sont lues des passions détaillées, voire des lectures longuettes, ceux qui ne peuvent pas rester debout, écoutent assis avec humilité et en silence d’une écoute attentive ce qui est lu…
Commentaire (C, D) : Ces injonctions essentielles pour l’accès aux réalités les plus concrètes de la vie quotidienne confirment la valeur opératoire de la parole latinophone. L’évêque a du fil à retordre avec certains, prend d’autres en pitié, veille à la réalité de la participation sans aucun médiateur (interprète) ; en outre, la lecture à haute voix des textes écrits n’est pas non plus médiatisée, sauf à accepter une prononciation non hiératique et à mettre en place un pilotage intonationel.
 
E] Indiscipline des dames :
Sermo 78
Nunc uero aliquae de filiabus nostris putant, quod hoc aut omnes aut certe plures, quae sanae sunt corpore, frequenter debeant facere. Nam ubi uerbum Dei coeperit recitari, quasi in lectulis suis iacere uolunt. Atque utinam uel iacerent tantummodo, et tacentes uerbum Dei sitienti corde susciperent, non etiam se ita otiosis fabulis occuparent, ut quod praedicatur nec ipsae audiant nec alios audire permittant !... Vnde rogo uos, uenerabiles filiae, et sollicitudine paterna commoneo ut, quando lectiones leguntur, aut uerbum Dei praedicatur, nulla se in terram proiciat, nisi forte quam nimium grauis infirmitas cogit, sic tamen ut non iaceat, sed magis sedeat et adtentis auribus quae praedicatur auido corde suscipiat.
Ah oui, mais certaines de nos filles pensent que ça, soit toutes, soit assurément la majorité, qui sont en excellente santé, elles ont à le faire assidûment, car lorsque la parole de Dieu vient de commencer à être lue à haute voix, elles veulent s’étendre comme si elles étaient sur leurs banquettes. Et si seulement elles se contentaient de s’étendre et si elles recevaient la parole de Dieu en silence d’un cœur assoiffé, sans en plus s’absorber dans des commérages qui les empêchent d’écouter la parole de Dieu sans permettre aux autres de le faire ! … C’est pourquoi, mes vénérables filles, je vous demande et je vous enjoins avec une affection paternelle qu’aucune d’entre vous, lorsque sont lues les lectures ou qu’est proclamée la parole de Dieu,  ne se laisse tomber à terre, sauf si quelque handicap sérieux l’y contraint, et encore sans s’allonger, mais plutôt en se tenant assise pour recevoir ce qui est dit à haute voix d’un cœur avide et de toutes ses oreilles.
Commentaire : Il sagit probablement des femmes de l’élite, des « patriciennes » (uenerabiles filiae), tout aussi indiciplinées que les paysannes ! S’allongeaient-elles vraiment par terre ? On peut en douter, sans doute disposaient-elles de couvertures ou de quelques éléments de confort, semblables à ceux dont elles usaient chez elles, in lectulis renvoyant sûrement à l’usage antique toujours vivant du « banquet couché ». Une fois de plus ces textes confirment la fiabilité « archéologique » de ces testimonia, avec toutes les conséquences qui en découlent pour des interactions à l’intérieur d’une communauté encore latinophone [Banniard 2005a].

  
Guillaume et le latin de son temps : quelques arrière-plans langagiers.
 
Michel Banniard
 
            Par « latin de son temps » on comprendra le latin médiéval, tel que Guillaume pouvait l’entendre, notamment dans le cadre de la liturgie et des fêtes ecclésiales ou monastiques.
On a en effet beaucoup insisté du côté du fond  sur l’ influence de la pensée religieuse du temps, autour notamment du mouvement réformiste de Robert d’Arbrissel et insisté en conséquence sur le rôle des thèmes de l’amour spirituel dans l’élaboration de la poésie lyrique occitane. Cette communication insistera sur l’influence de la forme parce qu’au 11e siècle s’ouvre l’apogée de la création originale des  Tropes et des Séquences, créés, copiés et chantés intensément de Poitiers à Toulouse en passant par Limoges : terres constamment parcourues par Guillaume. La forme même de ses vers, dans la diversité et la liberté  qui les caractérisent, reproduisent précisément la  diversité et la liberté des créations latines contemporaines, qui, à partir du 9e siècle ont fait s’épanouir une révolution poétique majeure. Pour que Guillaume ait pu être mu par cet élan littéraire, il a fallu qu’il ait un accès personnel au latin, autrement dit qu’il ait lui-même été latinophone. Cette hypothèse paraîtra moins surprenante si l’on considère qu’ il s’agissait d’un latin particulier, souvent médiateur avec le roman parlé contemporain (un latin de niveau moyen, prononcé de manière locale). Or, nous savons par des testimonia contemporains qu’il avait composé des poèmes à son retour peu glorieux de sa Croisade « rythmicis versibus ». Ce terme ne peut que désigner de la poésie latine rythmique, premier essai – perdu – d’un créateur avant qu’il ne consacre sa parole de grand seigneur par la création de son mode poétique personnel en occitan.


LA LANGUE DES TROUBADOURS : UN HÉRITAGE DONT ON SE SERAIT PASSÉ ?
(Auteur : R. Lafont L’État et la langue, 200, Sulliver, p. 115)
 
   " Décidément rien n’est certain du texte des troubadours. Surtout pas la langue, surtout pas la graphie. Et pourtant depuis le XVIIIe siècle on parle avec assurance de « la langue des troubadours » et depuis le XIXe on tente de restaurer leur graphie. Comment choisir une forme dans le fouillis des variantes qui nous sont données à lire et qui gonflent désespérément nos apparats critiques ? Ces illusions ont leur source dans le moment où l’on ne savait plus lire/écrire l’occitan que sous une vêture française. Sous les variantes manuscrites, des habitudes générales sautaient aux yeux dans leur distance, ne serait-ce que l’a du féminin ou l’r de l’infinitif ".
 
 
GASCON OU OCCITAN GASCON ?
(auteur: J-L Massourre, 14 août 2014) 

Faut-il accorder une grande importance à cette question qui reste, aujourd'hui plus que hier à cause de la raréfaction de véritables locuteurs, une question d'ordre académique ?

Et n'en va-t-il pas 
de même
, mutatis mutandis, pour les problèmes de graphie à l'origine de guerres picrocholines ?

Comment défendre une langue, un idiome, un dialecte (chacun choisira le terme qui lui agrèe) dans des terroirs, des régions dans lesquels ces aspects linguistiques sont devenus secondaires parce que l'économie et la société ont changé radicalement de nature et vidé l'antique culture pastorale de son sens.

Toutefois, n'est-il pas amusant de faire, afin de prendre quelque recul, un retour vers l'oeuvre de prédécesseurs fameux ?

1- Jules RONJAT :

"On entend ici par provençaux les parlers du S. de la Gaule romane. Cette expression prête à la critique, parce qu'on peut l'employer aussi pour désigner spécialement les parlers de la Provence proprement dite. [...] Langue d'oc n'est qu'un surnom, qui, d'autre part, alourdit la frase : p. ex. sintaxe provençale moderne ou fonétique néo-provençale est plus élégant que sintaxe ou fonétique de la langue d'oc. Occitanique ou occitanien est une adaptation assez barbare de l'expression précédente" (Grammaire istorique des parlers provençaux modernes, tome I, Préface, p. XVII, Société des Langues romanes, Montpellier, 1930).

2- Charles CAMPROUX : 

" Le groupe occitano-roman occupe une place cen­trale parmi les dialectes romans. On a pu parler à son propos de carrefour des langues romanes. On le divise en catalan, gascon et occitan proprement dits [...].

Le gascon se subdivise en de nombreux sous-dialectes dont certains sont très proches de l'occitan languedocien et dont d'autres accumulent les traits originaux proprement aquitains. Parmi ceux-ci le béarnais a une très forte personnalité ; il est resté langue écrite jusqu'au XVIIIe siècle et son emploi officiel n'a entièrement disparu qu'à la Révolution française. Le territoire du gascon recouvre l'ancienne Aquitaine dont César nous dit déjà qu'elle différait par la langue, les coutumes et les lois des autres parties de la Gaule et dont il fixait les limites à la Garonne : « Gallos ab Aquitanis Garunna flumen dividit.. » Le territoire du gascon est en gros limité par l'océan Atlantique, les Pyrénées, la Garonne de son embouchure à Toulouse, puis par le cours de l'Ariège dont il s'éloigne progressivement vers l'ouest avant de joindre les Pyrénées. Il pénètre en Espagne avec le val d'Aran qui est de parler gascon.

L'occitan proprement dit continue la langue des troubadours du Moyen Age, appelée langue d'oc par Dante, limousin très souvent par les trouba­dours eux-mêmes, provençal par les romanistes du siècle dernier. Le territoire proprement dit de l'occi­tan jouxte au sud/sud-ouest, le catalan et le gascon. Au nord la limite actuelle part de la rive sud de l'estuaire de la Gironde, suit ce fleuve vers l'amont, puis remonte vers le nord en laissant Angoulême à l'ouest, englobe le Limousin, l'Auvergne, rejoint le franco-provençal à Châteldon, coupe le Rhône au-dessous de Valence, passe légèrement au-dessous de Grenoble (dans la vallée du Drac on parlait encore naguère un dialecte d'oc), rejoint les Alpes où les parlers d'oc empiètent légèrement sur le terri­toire politique italien, et se confond vers le sud avec la frontière politique italo-française. Le romaniste J. Pignon a récemment montré que l'occitan était au XIe et au début duXIIe siècle la langue d'une partie du Poitou, notamment la langue de Poitiers la capitale de Guilhem de Poitiers, duc d'Aquitaine, le premier troubadour connu. On divise l'occitan proprement dit en deux grandes zones dites zone nord-occitane et zone de l'occitan moyen. Le nord-occitan comprend le limousin qui occupe en gros le nord de la Dordogne, la Corrèze, la Haute- Vienne, la Creuse ; l'auvergnat (nord du Cantal, Puy-de-Dôme, Haute-Loire) et le provençal alpin (Ardèche, Drôme, Hautes-Alpes, nord des Basses- Alpes). L'occitan moyen comprend le pro­vençal (Provence, comtat Venaissin, comté de Nice, parlers de Nîmes et d'Uzès sur la rive droite du Rhône) et le languedocien qui occupe ainsi une position centrale entre catalan, gascon, nord-occitan et provençal. L'occitan moyen (et notam­ment les dialectes languedociens, de Béziers-Rodez à Toulouse) constitue le groupe de parlers le plus conservateur et le moins éloigné de la langue clas­sique du Moyen Âge. Jusqu'au XVe siècle, l'occitan fut utilisé comme langue juridique et administrative des pays d'oc. Il connaît depuis le XIXe siècle une renaissance culturelle qui va s'amplifiant malgré le handicap que représente sa situation de langue mi­noritaire non reconnue, bien qu'une place lui ait été accordée, depuis peu, dans l'enseignement officiel." (Les langues romanes, PUF - Que sais-je? - p.p. 81-83, Paris, 2e édition 1979).

3- Pierre BEC :

"Je pense [...] que c'est à cette époque [i-e : vers le VIIIe siècle] que le gascon est sorti de cette nébuleuse du roman commun, du post-latin, pour devenir une langue à part entière"
1 (La langue gasconne et son histoire in Les Gascons, Conférence à La-Teste-du-Buch, 20 mai 1983, Les dossiers D'a Noste Qu'em, p. 12)

[1] Mais, Id°, p. 14 : "Avec le gascon, nous avons donc un idiome original, mais néanmoins qui entre dans le concert de ce qu'on appelle "la langue d'oc ou l'occitan".
 
LE GASCON et "L'OCCITAN"
Jean Lafitte 25 juillet 2007
Actualisé le 15 aout 2014
 
1) Le gascon et l’« occitan »

Ceux qui s’intéressent encore à la vieille langue autochtone de la Gascogne et du Béarn ont souvent du mal à se faire une idée dans le débat entre ceux qui n’y voient qu’une variante régionale d’une langue appelée « occitan » et qui aurait été celle de tout le Midi de la France et ceux qui la considèrent comme une langue à part entière, connue comme « gascon » depuis 700 ans.
Un bref retour en arrière va permettre de comprendre comment on en est arrivé là.
Dans la première moitié du XIVe s., pour promouvoir l’activité poétique, sept lettrés de Tou-louse organisent des concours dits Jeux floraux. Et pour éviter l’arbitraire et l’excès de subjectivité dans l’attribution des prix, mais aussi permettre l’enseignement, il décident d’en fixer les règles par écrit; finalement, ils promulguent en 1356 les Leys d’amors (“Lois d’amour”, amour ayant ici le sens de poésie lyrique), ouvrage qui se veut à la fois grammaire et art d’écrire. De fait, il s’agit d’un “règlement de concours littéraire”, dont l’objet est d’abord de définir la langue admise à concourir, puis de fixer les règles des divers genres dans lesquels pourront s’exercer les poètes.
La langue, c’est naturellement celle de Toulouse, puisque le concours se juge à Toulouse, sans nullement prétendre fixer la norme académique de la langue d’un territoire. Et le gascon, très et peut-être trop présent à Toulouse, il est expressément écarté comme lengatge estranh, au même titre que le français, l’anglais, l’espagnol etc. Car en français du XXIe s., cela ne veut pas dire autre chose que « langue étrangère », le mot lengatge en oc, lengaige en français, ayant longtemps signifié « langue », tout comme l’anglais d’aujourd’hui language ; et estranh comme étrange ont eu d’abord le sens du latin ‘extraneus’ d’où ils venaient, donc « étranger », et n’ont pris celui de « très différent de ce que l’on a l’habitude de voir » qu’à partir du XVIIe siècle.
L’affaire va redevenir d’actualité 500 ans plus tard quand Frédéric Mistral (1830-1914) va prendre modèle sur les Toulousains pour fonder le Félibrige en 1854; mais sans doute abusé par les à-peu-près chauvins d’auteurs provençaux antérieurs, il déclare dès 1855 « La lengo prouvençalo, o, s’amas miéu, la lengo d’O, èro, a passa tèms, la lengo de touto l’Uropo » et la partage « en quatre parla prencipau : lou parla dou Rose [Rhône], lou parla marsihés, lou parla lengadoucian e lou parla gascoun. »  .
Des Languedociens ne purent l’accepter et lancèrent à leur tour un mouvement qui deviendra l’« occitanisme » : la vrai langue centrale du Midi, c’est leur languedocien, et elle doit reprendre son orthographe du temps des Troubadours, même si la langue a changé en 600 ans.
Bien sûr, les Gascons et Béarnais qui veulent illustrer et vivifier leur propre langue font fi de ces prétentions et affirment déjà que le gascon n’est pas la même langue que le provençal, comme ils affirmeront bientôt qu’elle n’est ni le languedocien, ni l’« occitan ».
Mistral lui-même, prenant sans doute conscience du danger des thèses occitanistes, affirmera fortement sur la fin de ses jours que « La força di causo empachara toustèms acò [l’aboulicioun di dialèite] — e es perdre soun tèms que de voulé agi contro la necessita. »   (1913).
Mais l’occitanisme ne va cesser de progresser, pour aboutir en 1945 à la fondation à Toulouse d’une association nommée Institut d’études occitanes (I.E.O.) qui existe toujours, avec de nom-breuses associations satellites et même deux partis politiques où se retrouvent nombre de leurs mili-tants, le Parti de la nation occitane (P.N.O.) et le Parti occitan (P. Oc).
Ainsi, en 1950, avec l’assentiment discret du Félibrige, des militants font introduire « la langue occitane » dans la proposition de loi “Deixonne” relative à l’enseignement des langues et dialectes locaux; promulguée le 11 janvier 1951, elle s’appliquera « dès la rentrée scolaire [de 1951] dans les zones d’influence du breton, du basque, du catalan et de la langue occitane ».
Certes, cette loi a été abrogée en 2000, mais beaucoup d’enseignants des premiers et second degrés et les personnes touchées par leur enseignement continuent à considérer comme une évidence que la langue ancestrale de Gascogne et du Béarn n’est qu’une forme locale de l’« occitan », l’« occitan de Gascogne » ou l’« occitan de Béarn ».
Exactement comme si l’on disait qu’en raison de leurs affinités, le corse n’est qu’une forme régionale de l’italien, le portugais et même le catalan ne sont que des formes régionales de l’espagnol, le suédois et le norvégien, du danois, etc.
On voit le danger : après avoir érigé une forme savante du languedocien en « occitan stan-dard », l’occitanisme œuvre en fait, ouvertement ou non, pour le substituer aux langues d’oc réelles, avec l’aide d’un système orthographique complexe conçu d’abord pour le languedocien.
Ce qui va suivre va donc fournir au lecteur des arguments très solides qui justifient le traite-ment de la langue gasconne et béarnaise comme une langue à part entière, libre de toute contrainte qui lui serait imposée par une autre langue.
La plupart de ces arguments seront fournis par les témoignages de linguistes, pour la plupart professeurs des universités, mais aussi, pour paradoxal que cela puisse paraitre, par ceux de mili-tants d’associations occitanistes. Certes, il est rare que ces auteurs disent explicitement « le gascon est une langue distincte de l’occitan » ou encore « le gascon est une langue d’oc parmi d’autres », mais l’analyse logique montre que c’est bien le sens de leurs propos. Nous aiderons le lecteur dans cette analyse.
 
Avant 1935

Il parait bon de rappeler quelques textes qui ont considéré sans détour le gascon comme une langue, ou qui l’ont placé au même rang que d’autres idiomes à qui nul ne refuse le nom de langue.
La première attestation connue du gascon comme langue est dans un acte notarié en gascon daté du 29 novembre 1313. Peu après, on a vu que les Leys d’amors toulousaines promulguées en 1356 l’écartent de l’usage littéraire comme lengatge estranh, langue étrangère. Et pour Froissart reçu à la cour de Gaston Fébus pendant plus de deux mois à partir de la fin de novembre 1388, quand Fébus ne s’exprime pas « en beau et bon françois », il le fait « en gascon ».
Le 1er mars 1533, le roi de Navarre Henri II d’Albret, absent de Pau, a chargé l’évêque de Rodez son vassal de le suppléer à la présidence des États de Béarn. Mais les lettres patentes qui ac-créditent l’évêque sont en français; les États protestent et prient l’évêque d’en autoriser la traduction en bearnes (béarnais) avant de les insérer dans les registres. L’expression en bearnes apparait par trois fois dans la mention de cet enregistrement. (A. D. Pyr.-Atl. C. 681, f° 92 r°, cité par Brun (A.), L’introduction de la langue française en Béarn et en Roussillon, Paris : Champion, 1923, p. 13).
En 1894, le gascon apparait dans un décret de la République, pour la première fois semble-t-il; ce décret, signé par le Président Sadi Carnot à la date du 12 janvier, nomme le gascon parmi les quatre idiomes de France considérés comme « langage clair » pour la rédaction des télégrammes  :
« Art. 17 – Le langage clair est celui qui offre un sens compréhensible dans l’une quelconque des langues autorisées pour la correspondance télégraphique internationale (tableau n° 3), ou dans l’un des idiomes basque, breton, gascon et provençal. » (Journal officiel du 11 février, pp. 675-679).
Ces dispositions furent reconduites de décret en décret jusqu’à la suppression du service des télégrammes dans ces dernières années.
Au même moment, malgré ses vues unificatrices, Mistral lui-même place le gascon au même rang que le breton et le provençal, tout comme le Président Carnot :
« Tout enfant qu’à l’escolo èro pres o sousprés à parla lou lengage de soun paire e de sa maire, que fuguèsse bretoun, gascoun o prouvençau, ié passavon au còu un coulas […] »   (Lou Signe, Aiòli, n° 110 du 17 janvier 1894).
 
Le témoignage des intellectuels occitanistes

Louis Alibert (1884-1959) s’est imposé comme linguiste de référence des occitanistes, lan-guedociens surtout, par sa Gramatica occitana segón los parlars lengadocians (1935). En plusieurs occasions, il a traité le gascon et le catalan comme des langues distinctes de l’occitan. Ainsi, quand, en tête de la Gramatica, il compare le languedocien aux « langues et dialectes qui l’entourent », le pluriel du mot « langues » ne peut viser que le catalan et le gascon qu’il cite ensuite en premier.
Plus tard, dans un grand article sur La langue d’oc (Annales de l’I.E.O., 1951, p. 53), il écrit :
« Dès la naissance de notre langue, le gascon et le catalan ont des caractères phoné-tiques bien tranchés qui les distinguent de la langue des troubadours. Cependant, les futurs dialectes sont déjà reconnaissables : limousin, auvergnat, provençal, languedocien, dau-phinois. L’unité de la langue des troubadours était toute relative. »
On ne peut dire plus clairement que le gascon et le catalan sont des langues à part de celle d’où sortiront les cinq grands “dialectes occitans” actuels; et le gascon lui-même comporte des dia-lectes comme l’écrira le même Alibert en p. 5 de sa brochure de 1952 sur L’application de la ré-forme linguistique occitane au Gascon : « quand le s sonore provient d’un d latin intervocalique, on admettra, selon les dialectes, d et s : vadut et vasut; hòder et hòser; créder et créser. »

Charles Camproux (1908-1994), chargé de cours de langue et littérature d’Oc à la faculté de lettres de Montpellier, l’un des fondateurs de la Société d’études occitanes qui précéda l’I.E.O., sé-pare un occitan qu’il appelle « limousin » d’un occitan qu’il appelle « estranh », constitué du catalan et du gascon (passage cité sans référence par André Dupuy, Petite encyclopédie occitane, 1972, p. 227). Il est plus explicite cependant en 1974 ; voir plus loin, p. 9.

En 1965, Jacques Taupiac (1939- ), qui deviendra plus tard le responsable du Secteur de lin-guistique de l’I.E.O., écrit une Lettre à l’occasion de la mort de Simin Palay (Reclams de Biarn e Gascougne, n° 5-8/1965, p. 122) :
« Je suis conscient qu’il reste à poursuivre l’œuvre d’un vaillant comme lui, dans le sens d’une défense et illustration de la langue gasconne. »

Pierre Bec (1921-2014) était avant tout un professeur des universités dont le texte le plus net sur l’autonomie du gascon est donné plus loin, avec ceux d’autres universitaires; mais le fait qu’il fut président de l’I.E.O. de 1962 à 1980 justifie qu’il soit plus particulièrement cité ici.
Il reprend le concept d’ensemble occitano-roman déjà défini par Alibert et s’y tient dans son Manuel pratique de philologie romane; il y présente en trois chapitres de même niveau l’occitan, le catalan et le gascon (t. I, 1970) et l’achève par un tableau général de langues romanes, particuliè-rement explicite sur ce point (t. II, 1971, p. 472) :
 
2) Gallo-roman « occitan » (ou d’oc) ou occitano-roman :
 
Peu après, P. Bec apportait sa contribution à une réflexion approfondie de l’I.E.O. sur l’« orientation d’une recherche occitaniste », objet d’un épais fascicule des Annales de l’I.E.O. paru en aout 1972 pour préparer l’assemblée générale de l’association prévue pour le 6 septembre. Son rapport, qui allait être approuvé par cette assemblée, excluait explicitement le gascon de la démarche vers « la langue [occitane] de référence » car « il s’agit […] en fait d’une langue très proche, certes, mais spécifique (et ce dès les origines), au moins autant que le catalan. »
C’était écrit en occitan, mais à la p. 26 de son Manuel pratique d’occitan moderne publié peu après (1973), P. Bec allait reprendre ce texte en français, texte reproduit plus loin parmi les témoi-gnages des universitaires.
Robert Lafont (1923-2009), également professeur des universités, était considéré comme le maitre à penser d’un occitanisme peu enclin à reconnaitre l’autonomie du gascon. Il n’a donc jamais écrit explicitement que le gascon était distinct de l’occitan. Et pourtant :
– dès 1965, à l’occasion d’un colloque sur Pey de Garros (né entre 1525 et 1530 - † 1583), le premier poète gascon qui ait été imprimé, il n’hésite pas à voir en cet auteur qu’il admire manifes-tement un patriote gascon libre de tout allégeance « occitane » : « Garros est le premier en Gas-cogne à libérer le gascon du souci d’occitanité centrale. Avec lui prend fin la timidité gasconne. » (Annales de l’Institut d’Études occitanes, printemps 1968, p. 405).
Certes, ce « souci d’occitanité centrale » est anachronique dans son expression, Lafont transportant au XVIe s. les idées occitanistes du XXe. Pour le Béarn, en tout cas, Lafont écrit lui-même : « L’originalité linguistique et l’éloignement du centre toulousain avaient engagé les Béarnais, dès l’origine de leur langue, à négliger les références à une langue d’oc commune. » (Renaissance du Sud, 1970, p. 54) ; et il n’est pas sûr qu’il n’aurait pas abouti au même constat en lisant les textes anciens, de Bayonne à Bordeaux.
– en 1966, il adhère expressément aux vues de son collègue et ami Bec :
 « Personnellement nous nous rangeons aux sages proposition de P. Bec qui, posant un occitano roman, y classe à la fois l’occitan méridional (ou moyen), le nord occitan, le catalan et le gascon (la Langue Occitane, P.U.F., 1963, p. 53). » (« Les Leys d’amors et la mutation de la conscience occitane », Revue des Langues romanes, t. LXXVII, 1966, p. 56, note 43).
– en 1972, il n’a en rien contesté contre l’affirmation du même P. Bec dans le rapport cité plus haut, alors qu’il en signait un autre dans le même numéro des Annales.
– en 1974, il écrit même dans son Anthologie des Baroques occitans, Avignon, 1974, p. 286 :
« …Pey de Garros qui a réfléchi d’une façon remarquable aux problèmes d’une langue gasconne moderne…»
– en 1983, dans ses Éléments de phonétique occitane, p. 6, il écrit : « Nous ne pensons certes pas remplacer les ouvrages fondamentaux de P. Bec, le Manuel pratique de philologie romane, pour deux chapitres (l’occitan, le gascon) du tome I […] et le Manuel pratique d’occitan moderne…».
Il ne bronche donc pas en énumérant les deux chapitres distincts du premier manuel, et ne fait aucune restriction sur le second qui reprend en français la phrase clé du rapport de 1972.
Certes, par ailleurs, ce petit livre traite par principe le gascon comme un dialecte de l’occitan; mais il le mentionne quelque 35 fois comme s’écartant de la règle générale, alors que les autres par-lers d’oc ne sont ainsi mentionnés que de 23 (provençal) à 5 fois (gévaudanais, carcinol, rouergat); et même, par deux fois, il va jusqu’à opposer explicitement le gascon à l’« ensemble occitan », ce qui, si le français a un sens, place le gascon en dehors de cet « ensemble » : « /w/ pour le gascon, /?/ pour l’ensemble occitan sont apparus aussi dans uò et uè. » (p. 39) ; « Le phonème /gw/ conservé en gascon devant a : guarir, ou même e, güeitar, “re-garder”, est réduit à g dans l’ensemble occitan : garir, gaitar. » (pp. 53-54).
– la même année, il revient sur la place particulière du gascon à la rubrique “Linguistique” de sa revue Amiras (n° 6, oct. 1983, pp. 71-81) et spécialement pp. 72-73 :
« On sait que ses traits phonético-phonologiques, mais aussi morpho-syntaxiques et lexicaux, tels qu’ils sont concentrés sur les Pyrénées et dans l’extrême Ouest béarnais ou landais, ont servi, dans l’analyse linguistique, à fonder quelquefois une langue distincte de l’occitan central ou septentrional. Mais on remarquera que le plus souvent c’est relative-ment à l’indépendance du catalan que la question est posée (chez Carl Appel, G. Rohlfs, P. Bec). Il s’agit donc bien non des faits intrinsèquement considérés, mais du statut. Une dia-lectique est établie sur trois termes : occitan, catalan, gascon. Si le catalan n’est pas de l’occitan, le gascon n’en est pas non plus. Et si le gascon en est, il faut bien que le catalan en soit. Pierre Bec en a tiré la conclusion classificatoire d’un occitano-roman à trois instances : occitan proprement dit, catalan, gascon (Manuel pratique de philologie romane, Picard, Paris, 1970, t. I). »
Non seulement R. Lafont ne critique pas ce point de vue, mais encore légitime la prise en compte du catalan pour juger du gascon, quand il écrit un peu plus loin, p. 75 :
« Quand l’italien, l’espagnol, le catalan serviront à éclairer l’occitan de façon nor-male, les Occitans seront plus à l’aise pour comprendre ce qu’est leur propre occitan. »
 
Le témoignage des occitanistes gascons

Le poète gascon de la Grande-Lande Bernard Manciet (1923-2005) s’est toujours affiché comme occitaniste et a bénéficié de ce fait de l’attention bienveillante des intellectuels occitanistes et de leurs médias. Il n’empêche que dans son grand poème L’enterrament a Sabres (1989, pp. 48-49 et réédition ultérieure) il lâche ce cri, en français et en gascon, écrit néanmoins à l’occitane :
— Ce qu’il y a de pire maintenant — l’Occitanie vis d’Archimède à vide — ils t’auront, Gascogne, abâtardie. — Co [sic] de sordeis adara de tot — l’Occitania trolh d’Arquimede de vuit que t’an Gasconha em-bastardida

Quant aux occitanistes béarnais, tout en étant conscients de l’appartenance du béarnais à l’ensemble gascon, ils affirment plutôt la langue béarnaise.
D’abord, un article anonyme, dont le sujet, le ton et l’emploi du français désignent l’auteur comme étant très probablement M. Grosclaude (cf. ci-après), rappelle qu’avant l’Édit d’union du Béarn à la France de 1620, « la langue Béarnaise connut un sort particulier dans l’ensemble Occi-tan » (Per noste, n° 46 de 1-2/1975, p. 1).
C’est en tout cas Michel Grosclaude (1926-2002) qui mentionne par six fois, et exclusivement, la « langue béarnaise » dans un article sur le Stil de la Justicy de Jeanne d’Albret (Per noste - Païs gascons n° 102 de 5-6/1984, pp. 14-15).
Mais c’est surtout Roger Lapassade (1912-1999), fondateur et longtemps président de l’Association Per Noste, qui affirme la langue béarnaise et gasconne sans évoquer l’« occitan » :
– s’adressant aux conseillers généraux des Pyrénées-Atlantiques, il mettait en avant les activi-tés de l’Association Per Noste « en faveur de la langue béarnaise » et demandait leur appui « pour que le Béarnais, notre langue d’origine, soit enseigné dans toutes les écoles du premier degré. » (ib. n° 56 de 9-10/1976, p. 3);
– en 1980, comme en écho à l’occitaniste “historique” mais lucide René Nelli (1906-1982) qui constatait la « dictature morale que Montpellier exerce sur l’ensemble de l’Occitanie » (Mais enfin qu’est-ce que l’Occitanie ?, 1978, pp. 18, 168), et aux propos de R. Lafont en 1965 cités plus haut, Lapassade exaltait à son tour Pey de Garros :
« Le premier, il dégagea la langue gasconne de sa timidité, de sa honteuse retenue de-vant Paris, Toulouse ou Montpellier. » (Exposition Pèir de Garròs et son temps, Auch, 1980).
– en 1997, enfin, il mettait en tête de son dernier recueil de poèmes en gascon La Cadena (la Chaine) une pièce écrite le 24 juin 1994, Drapèus arlats (Drapeaux mités) : des trois drapeaux qu’il a suivis dans sa carrière militante, le français, l’occitan et le béarnais, les deux premiers l’ont trompé, seul le béarnais lui a réjoui le cœur : comme en écho à Manciet, il reconnaissait enfin que l’occitanisme menait à sa perte le gascon et béarnais de toute sa vie d’ardent et honnête militant.
André Hourcade, aujourd’hui en retraite, fut inspecteur départemental de l’éducation natio-nale chargé de l’enseignement de l’« occitan ». En 1982, dans une interview donnée à Per Noste-Païs gascons (n° 93, 11-12/1982, p. 13), il admet d’abord que « Le béarnais est une variété du gas-con, lui-même variété de la langue occitane »; mais un peu plus loin, sur son rôle de formateur des instituteurs : « L’an dernier, il n’y eut rien pour la formation à la langue béarnaise », ce qu’il ren-force quelques lignes plus bas : « le béarnais est une langue véritable, avec une syntaxe, des structures tout à fait particulières. » Il y reviendra sans ambages dans sa Grammaire béarnaise (1986) préfacée par Robert Lafont : son but est de donner « une description aussi détaillée que pos-sible de la langue béarnaise » (p. 19); « La langue béarnaise est, ici, objet d’étude, mais pour l’étudier, on se sert de la langue française » (p. 22).
Coup sur coup, le quotidien palois La République publie deux déclarations concourantes :
– le 24 juin 2008, dans un courrier des lecteurs, Jean-Pierre Darrigrand qui présida Per noste (apparemment, de 2001 à 2003) consacre explicitement le pluriel : « Militant pour la défense de notre langue, je me réfère à l’occitan comme ensemble des langues d’oc, au titre même que le français l’est aux langues d’oïl. Je parle le gascon du Béarn […] ». Certes, la comparaison avec le français est boiteuse, ou suppose une conception du français et des langues d’oïl bien différentes de celle des linguistes qui se sont prononcés sur ce sujet, les Pr. Henriette Walter et Bernard Cerquiglini notamment. Mais l’affirmation du « gascon du Béarn » ne laisse aucun doute sur son rang de « langue » pour ce militant.
– le lendemain 25, un article est consacré à l’ouverture à Orthez en Béarn, à la rentrée scolaire prochaine, d’une formation de « formateurs » pour répondre aux besoins des cours pour adultes qui se multiplient. On les envoyait jusque là pendant 10 mois à Béziers dans un centre de formation des enseignants des écoles occitanes. Désormais, leur stage sera de 6 mois à Orthez et de 4 seulement à Béziers : cela réduit le temps d’éloignement et la gêne due au fait que « même si le gascon y est enseigné, la première langue parlée et enseignée là-bas est le languedocien », déclare Marc Laborde, directeur du Centre de formation professionnelle de langue et culure occitanes. Tant cette mesure concrète que sa justification attestent qu’il s’agit bien là de deux langues distinctes et confirment le pluriel de langues d’oc.
Hors du Béarn, c’est la langue gasconne qu’affirment bien des Gascons, fussent-il membres d’associations « occitanes » ou même de l’Éducation nationale, où « langue occitane » survit étran-gement à l’abrogation de la loi Deixonne. Un seul exemple, , fier d’être né et de vivre dans le Val d’Azun qu’illustra le très grand poète et prosateur Michel Camélat (1871-1962). Lui et sa compagne Thérèse Pambrun, enseignants, ont été interviewés par Ouverture   car « de-puis vingt ans ils arpentent les écoles du département des Hautes-Pyrénées pour diffuser la langue gasconne », « leur deuxième maternelle » après le français. Et dans les 4 pages de ce texte intelli-gent et éclairant, dans leur bouche ou sous la plume du journaliste, il n’est question que de gascon.
 
Le point de vue de la Généralité de Catalogne en 1983

La fixation par décret des normes orthographiques de l’aranais, ou gascon du Val d’Aran a donné à la Généralité de Catalogne l’occasion de donner très officiellement son point de vue sur la situation de cet idiome par rapport au gascon et à l’occitan (Décret 57/1983 du 14 janvier  ). Le court préambule du décret précise qu’on a entendu établir ces règles « eu égard à la filiation de l’aranais dans la branche gasconne de la famille linguistique occitane ». Le décret est signé par Jordi Pujol, Président de la Généralité, et par ses conseillers à la culture et à l’enseignement. Pour ces autorités catalanes, bien placées pour apprécier les affaires d’oc, l’« occitan » n’est donc pas une langue, mais une « famille linguistique »; et en promulguant des règles orthographiques propres à l’aranais, sans la moindre référence juridique à celles édictées par l’I.E.O. pour le gascon en 1952, ces autorités font même de l’aranais une langue autonome, et dotée du nom propre que lui a trans-mis l’histoire ; quant au gascon, « branche […] de la famille linguistique occitane », elles n’y voient pas non plus une langue, mais un ensemble de langues gasconnes, parmi lesquelles l’aranais.
 
 Le gascon vu par quelques grands romanistes depuis 130 ans

Si les « occitanistes » cités ci-dessus reconnaissent à ce point la langue gasconne et béar-naise, on ne sera pas surpris des témoignages qui vont suivre. Certes, nous convenons avec Claude Allègre, quand il répond au journaliste Jean-Michel Apathie de R.T.L., le15 février 2010, 7 h 55 : « …en science, le consensus n’a jamais été un argument. […] Ce qui est important, ce sont les arguments, ce n’est pas le nombre de gens qui sont de telle ou telle opinion. » Mais ces témoignages émanent de linguistes, professeurs des universités pour la plupart, certains comme le Pr. Martinet étant de renommée internationale (ce dernier figure au Larousse 3 volumes depuis 1966 !). Libres de toute idéologie occitaniste, ils ont des opinions encore plus nettes et fermes sur le sujet, alors que leur fréquentation de nombreuses langues apparentées entre elles leur permet d’apprécier ob-jectivement l’autonomie de la nôtre.
 
1877, mai. – Camille Chabaneau, compte rendu des Récits d’histoire sainte en béarnais, traduits et publiés par V. Lespy et P. Raymond, Tome Ier, Pau, 1876, Revue des langues romanes, t. XI, 1877, numéro de mai, p. 206 — « Le gascon, qu’il vaut beaucoup mieux, à l’exemple des trou-badours et de nos anciens grammairiens, considérer comme une langue à part que comme un dia-lecte du provençal, offre aux linguistes un sujet d’études intéressant et relativement facile, grâce à l’abondance des textes en cet idiome qui ont été publiés. Mais ces textes étaient tous jusqu’ici des pièces d’archives, et l’on pouvait croire que le gascon — dont le béarnais est une simple variété — n’avait jamais servi, au moyen âge, d’instrument littéraire. »
1879 – Camille Chabaneau, Leçon d’ouverture du cours de langue romane à la Faculté des Lettres de Montpellier, le 7 janvier 1879, Revue des langues romanes, t. XV, 1879, p. 158 : du latin parlé en Gaule sont nées « trois langues nouvelles […]. Ces trois langues sont : la langue d’oui, ou le français, au Nord; la langue d’oc, ou le provençal, au Sud et au Sud-Est, et enfin le gascon au Sud-Ouest. »
1879 – Achille Luchaire, Études sur les idiomes pyrénéens de la région française, p. 193. — « Si, à l’exemple de l’un de nos meilleurs romanistes, M. Chabaneau, nous qualifions le gascon de langue, ce n’est pas que nous méconnaissions le lien qui le rattache à la langue d’oc; c’est en raison du grand nombre de caractères originaux qui lui font une place tout-à-fait à part parmi nos dialectes du Midi. »
1887 – Michel Bréal, INSTITUT DE FRANCE. Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ; Séance publique du 18 novembre 1887, cité par Lespy,  Dictons et Proverbes du Béarn, 1892, pp. II-III — « Le concours sur les Antiquités de la France n’a pas réuni moins de vingt-quatre concur-rents, […]
« La troisième médaille a été attribuée à un livre de linguistique, le Dictionnaire béarnais ancien et moderne de MM. Lespy et Paul Raymond. Le dialecte gascon parlé dans le Béarn a cet avantage d’avoir été anciennement confié à l’écriture dans des textes juridiques, historiques et même littéraires. […] »
1892 – Édouard Bourciez, La langue gasconne à Bordeaux, 1892, pp. 5-6 — « Nous donne-rons ici le nom de langue au gascon : les savants le lui refusent d’ordinaire et n’y veulent voir qu’une variété de ce provençal […]. Il est certain que par bien des traits originels le gascon se relie au grand domaine provençal; il n’est pas moins indéniable qu’il en possède de très spéciaux, et qui de bonne heure lui ont assuré sa place à part. Le fait est qu’au moyen âge les poètes et les grammai-riens provençaux considéraient déjà le gascon comme une langue étrangère et le traitaient sur le même pied que le français, l’espagnol ou l’italien [Note de renvoi : « Apelam lengatge estranh coma frances, angles, espanhol, gasco, lombard. » (Leys d’Amors, II, 388.)]: il n’y a point de motif pour que nous n’agissions pas comme eux.
1921 – Joseph Anglade, Grammaire de l’ancien provençal ou ancienne langue d’oc, Paris, 1921, p. 19. — « Le gascon et le catalan ont évidemment dès le début de langue la plupart de leurs traits distinctifs; mais ces traits ne sont pas encore tellement accusés et tellement nombreux qu’ils soient un obstacle insurmontable — comme ils le sont devenus aujourd’hui — à une unité linguis-tique, au moins relative. »
1922 – Édouard Bourciez, La langue gasconne, La Revue méridionale, t. III, n° 6, 15 déc. 1922, p. 477. — « La langue gasconne est l’idiome d’origine latine qui s’est développé en France dans le triangle formé par la Garonne, les Pyrénées et l’Océan : elle y est encore plus ou moins par-lée aujourd’hui par trois millions d’hommes. […]. Si nous donnons au gascon ce nom de « langue » qui lui a souvent été dénié, c’est que, tout en se rattachant de près à la langue d’oc parlée dans la moitié méridionale de l’ancienne Gaule, il s’en est cependant séparé par des caractères originaux et distinctifs. Cette originalité a été reconnue et constatée de bonne heure, puisque, dès le moyen âge, les Leys d’Amors, rédigées à Toulouse au milieu du XIVe siècle, donnaient a cet égard un témoi-gnage décisif, souvent cité : « Apelam lengatge estranh coma frances, engles, espanhol, gasco, lombard. » (Leys d’Amors, II p. 388).
1926 – Carl Appel, Archiv für das Studium der neueren Sprachen, p. 131, cité per G. Rohlfs. — « Si quelque part il y a une frontière absolue entre les dialectes de la France, c’est la frontière de la Garonne, qui sépare les dialectes béarnais et gascons de ceux du Languedoc. C’est une pure con-vention de séparer du domaine occitanien la langue du Roussillon, mais non pas le Gascon. »
1935 – Gerhard Rohlfs, Le Gascon, Études de philologie pyrénéenne, 1ère éd., repris dans la 3ème, p. 1. — « Si l’on s’est habitué à considérer le catalan comme une langue à part, il faudra, certes, rendre le même honneur au gascon. »
1945 – Alfred Jeanroy, Histoire sommaire de la poésie occitane des origines à la fin du XVIIIe siècle, Toulouse, 1945, p. 4. — « Les parlers romans usités entre le domaine basque, les Py-rénées, l’Ariège, la Garonne et la Gironde, c’est-à-dire le béarnais et le gascon, présentent dans leur phonétique, leur morphologie et même leur lexique des traits si particuliers qu’ils ont été souvent, et non sans raison, considérés comme des langues à part. »
1962 – Kurt Baldinger, Revue de linguistique romane, p. 331. — Le gascon, « on doit le considérer comme une quatrième unité linguistique, s’opposant au domaine français, occitan et franco-provençal. »
1965 – Aurelio Roncaglia, La lingua dei Trovatori (Profilo di grammatica istorica del provenzale antico), ed. dell’Ateneo, Roma, 137, pp. 26-36. 
« zones de transition entre occitan, français et espagnol […] : — 1. francopro¬venzale e pittavino (p. 26) — 2. catalano (p. 30) — 3. guascone (pp. 34-36) […] La classification courante considère celui-ci comme un dialecte, ou plutôt un groupe de dialectes du provençal (groupe “gascon-béarnais” ou “aquitain”); mais sa différenciation est, et était déjà au moyen-âge, assez nette pour permettre de considérer directement le gascon comme une langue en soi. » [Appréciation confirmée par la carte ci-dessus, insérée entre les pages 32 et 33, “la lingua d’oc e le aree adiacenti”]
1971 – Jacques Allières, Atlas linguistique de la Gascogne (Vol. V “Le Verbe”, Avant-propos du fascicule 2 “Commentaire”) — « […] cette Gascogne qui, depuis le moyen âge, accuse face à ses voisins une si forte personnalité linguistique. »
1972 – Jacques Chaurand, Introduction à la dialectologie française, Paris, p. 5 « Le gascon et l’occitan — dont le provençal est la variété la plus célèbre à cause de la langue littéraire qui a porté ce nom — ont paru représenter des langues assez caractérisées pour que les dialectes qui s’y rattachent fassent l’objet d’une étude à part. »
1973 – Pierre Bec, Manuel pratique d’occitan moderne, p. 26. — Le gascon, « une langue très proche [de l’occitan], certes, mais spécifique (et ce dès les origines), au moins autant que le catalan. »
1974 – Charles Camproux, Les langues romanes (Que sais-je ? n° 1562), cité ici d’après la 2nde éd. de 1979, pp. 81-83, passim.
« Le groupe occitano-roman occupe une place centrale parmi les dialectes romans. On le divise en catalan, gascon et occitan proprement dits. Le catalan ancien différait assez peu de l’ancien occitan ; il en différait, en tout cas, beaucoup moins qu le gascon. Le domaine catalan comprend […].
« Le gascon se subdivise en de nombreux sous-dialectes dont certains sont très proches de l’occitan languedocien et dont d’autres accumulent les traits originaux proprement aquitains. […]
« L’occitan proprement dit continue la langue des troubadours du Moyen Age, […] »
1977 – Gerhard Rohlfs, Le Gascon, Études de philologie pyrénéenne, 3ème éd. Tübingen-Pau, p. 4. — « Il faut se rendre compte que nous n’avons pas à faire à un dialecte quelconque du domaine provençal, mais à un idiome qui dans ses nombreuses particularités s’approche d’une vraie langue indépendante. »
1982 – Francho Nagore et autres, El Aragonés : identidad y problemática de una lenga, 3ème éd., p. 16-18 [dans sa présentation schématique des langues romanes, le groupe « gallo-roman » comprend les langues des 4 “domaines” de K. Baldinger, le français, le francoprovençal, le provençal (= occitan pour K. Baldinger) et le gascon] « Comme nous le voyons, le gascon, le catalan et l’aragonais forment un pont entre la Gallo-Romanie et l’Ibéro-Romanie, par leur position géographique, par de nombreux faits phonétiques et morphologiques et, surtout, par le lexique qui coïncide à de nombreux égards dans ces trois langues. Aussi certains linguistes parlent-ils d’un vo-cabulaire typiquement pyrénéen (cf. Le gascon [Rohlfs], pp. 38-58) et d’un groupe spécial de langues qu’ils appellent « groupe pyrénéen » (cf. Alwin KUHN, El aragonés, idioma pirenáico).
1985 – Tomás Buesa Oliver, Lengas y hablas pirenáicas, 4° cours d’été à San-Sebastián, p. 15. — « Le gascon a une telle individualité qu’on ne peut le subordonner à l’occitan. »
1988 – Jacques Allières, Occità, català i gascó : punts de contacte, contribution à la Semaine Occitània, present i futur, Université de Valence, 14-18 Novembre 1988, Paraulas d’Òc, n° 1, Novembre 1996, p. 7-17. — « Si l’on hésite toujours à définir la place qui revient au catalan dans le cadre des langues romanes, peut-être pourrions-nous nous poser des questions semblables pour ce qui est de la langue gasconne, souvent considérée — comme le faisait déjà le XIVème siècle — comme un “langatge estranh” : ne serait-il pas lui aussi une “langue pont” entre gallo-roman et ibé-ro-roman ?
« Nous avons voulu parler ici pour souligner cette double spécificité en face de l’occitan, au nom d’une Gascogne toponymiquement présente à Toulouse même. Un Gascon peut, mieux qu’aucun autre — vous pouvez me croire ! — comprendre un Catalan; et, peut-être, encore mieux un Valencien. » [fin de l’exposé].
1994 – Henriette Walter, L’aventure des langues en Occident, p. 226 sqq. — [Tableau La France et ses langues : dans le “domaine d’oc”, quatre ensembles, nord-occitan (limousin, auverg-nat, provençal alpin), sud-occitan (languedocien, provençal maritime, niçart), gascon et béarnais. Les paragraphes consacrés ensuite aux “langues romanes de France” ont pour titres respectifs “Le corse, Le catalan en France, Le domaine d’oc, Le gascon, Le franco-provençal et Les dialectes d’oïl”.]
« Dans le groupe occitan, une place à part est à réserver au gascon, dont la spécificité s’explique par la présence ancienne des Aquitains — les hypothétiques ancêtres des Basques — à l’Ouest de la Garonne, où l’on parle aujourd’hui gascon. [f > h, caractéristique du gascon]
« Une variété de cette langue existe aussi en Espagne (cf. chapitre AUTOUR DE L’ESPAGNOL, § L’aranais n’est pas du catalan, p. 190). »
1996 – André Martinet,  Lettre à Jean Lafitte, 18 novembre 1996. — « Si l’on s’en tient à la forme linguistique des parlers, il paraît indispensable de mettre à part, parmi les parlers du Midi, le catalan et le gascon, celui-ci profondément influencé par le contact avec le basque. […] Il ne me paraît pas qu’il y ait à faire des distinctions aussi tranchées entre les parlers restants, provençaux, languedociens, auvergnats et autres.
« Il serait utile, dans la terminologie linguistique, de mieux marquer l’originalité du gascon par rapport à ses voisins. »
1997 – Povl Skårup, de l’Institut d’études romanes de l’Université de Copenhague, Morpho-logie élémentaire de l’ancien occitan, p. 5, Avant-propos — « La langue décrite est l’ancien occitan (dit aussi provençal) d’avant 1300 […]. Le catalan ou le gascon, le franco-provençal ou le français ne sont considérés que pour mieux illustrer l’occitan. »
2002 – Jean-Pierre Chambon, directeur du Centre d’études et de recherches d’oc à la Sor-bonne et Yan Greub, Note sur l’âge du (proto)gascon, Revue de linguistique romane, n° 263-264, Juillet-Décembre 2002, p. 492. — « … le gascon n’a pu se détacher d’un ensemble linguistique [occitan] qui n’existait pas — ou, si l’on préfère, qui n’existait pas encore — au moment où il était lui-même constitué. Il ne peut par conséquent être considéré comme un dialecte ou une variété d’occitan au sens génétique de ces termes («forme idiomatique évoluée de»). Du point de vue gé-nétique, le (proto)gascon est à définir comme une langue romane autonome. »
12 septembre 2005 – Jean-Pierre Chambon et Yan Greub, « L’émergence du protogascon et la place du gascon dans la Romania », Actes du VIIIe Congrès de l’Association internationale d’études occitanes (A.I.E.O.), Pessac, 2009, pp. 787-794. C’est la reprise des conclusions de la Note de 2002 dans une communication faite devant de nombreux universitaires français et étrangers réunis à Bordeaux pour ce congrès.
M. Chambon a ouvert sa communication en critiquant sans ménagement l’expression (ou “syn-tagme”) « occitan gascon […] qui apparut fugacement dans le titre d’un atelier de ce congrès. Ce syntagme dit qu’“il y a de l’occitan gascon”, que le gascon est de l’occitan. Si nous lui avions fait confiance, il aurait imposé d’entrée de jeu de ne pas poser le problème que, précisément, nous vou-lons soulever. Il aurait délimité l’espace du dicible et tracé la frontière entre la bonne pensée et l’hérésie. »
Ce choix de mots affirme « dur, mais non en finesse toutefois : c’est sa force (elle peut impressionner) et sa faiblesse (elle ne convainc pas car elle ne sait argumenter). »
Et en conclusion, p. 794 :
Son exposé n’est « que le premier chapitre de l’histoire linguistique et sociolinguistique du do-maine gascon. Or cette histoire reste à écrire, […]. » Et d’avoir reconnu l’autonomie du gascon dès les origines « pourrait constituer un encouragement à poursuivre en évitant de noyer d’entrée le poisson gascon dans le Grand Tout occitan […] »
« Un des derniers alinéas de cette histoire devra répondre à la question suivante, qui relève clai-rement de l’histoire des idées : à qui devons-nous l’intégration du gascon dans la langue d’oc ? On pourrait parier que c’est, avant les linguistes, au mouvement renaissantiste : à la question de l’affiliation du gascon, les linguistes auront trouvé une réponse toute prête. »
Aucun des auditeurs n’a manifesté un quelconque désaccord, alors que cette communication était au programme et sa teneur connue par l’article de 2002.
2008 – Henriette Walter, Aventures et mésaventures des langues de France (Editions du temps). Après avoir par deux fois signalé le gascon comme « une langue à part » (p. 21) et qu’il « se différencie très nettement des autres langues d’oc » (p. 147), l’auteur en traite plus longuement pp. 154-155 sous un titre sans ambages, « L’exception gasconne » :
« Dans l’ensemble des langues d’oc, le gascon fait bande à part depuis très longtemps puisque, même au XIVe siècle, on le qualifiait de “lengatge estranh”, autrement dit, de langue à la fois étrange et étrangère.
« Si le gascon se différencie nettement des autres langues d’oc, c’est certainement en raison de son substrat aquitain […]. Le latin parlé dans la région a donc pris une partie des traits de la langue [aquitaine] devenue le basque. »

II- GÉNÉRALITÉS SUR LE GASCON
(auteur : J-L Massourre) [1]

1- Naissance du gascon 
 
   Le gascon est né de l’influence « exercée sur le latin importé au temps de la conquête romaine par la langue des Aquitains vaincus ». Ces Aquitains occupaient, nous dit César au début de la Guerre des Gaules, le triangle Pyrénées-Garonne-Océan. Avant la conquête romaine, le territoire de la Gaule transalpine était habité par trois peuples : les Gaulois, séparés au Nord-Est des Belges par la Marne, et, au Sud-Ouest des Aquitains par la Garonne. Rappelons les grandes étapes de cette romanisation : sont conquises et annexées, sous la République, la Gaule « narbonnaise » (-120) et la Gaule « cisalpine » (-51) – l’Espagne « citérieure » (orientale) puis l’Espagne « ultérieure » (occidentale), l’ayant été en -197 - en ce qui concerne l’Aquitaine, la réalité historique évoquée de façon sans doute trop lapidaire par le célèbre Consul romain, doit être à la fois nuancée et précisée.
   Quelle était la nature de la langue des Aquitains ?
   On déduit, d’après les renseignements que peuvent nous fournir l’onomastique aquitaine – noms de personnes et de divinités – et même la biologie (forte proportion de rhésus négatif et du groupe O(Rh-)), que :
        a) La langue des Aquitains est une forme ancienne du basque, peut-être, curieusement, en liaison plus ou moins lointaine avec l’ibère. Ce “proto-basque” expliquerait les affinités que le gascon offre avec le castillan, autre idiome roman né sur la base d’un “substrat” analogue dont témoignent encore les vestiges du lexique du gascon haut pyrénéen.
        b) Beaucoup de ces mots, précieux débris d’une Atlantide linguistique submergée, habillés de particularités locales, sont communs au gascon, à l’aragonais et, à un degré bien moindre, au catalan ; souvent, ils ont un air de famille troublant avec les mots basques correspondants. G. Rohlfs  a donné une longue liste de ces noms qui lui semblaient relever d’une étymologie préromane. Il les a regroupés dans son ouvrage, Le Gascon, selon les catégories sémantiques suivantes : Noms de plantes, Noms d’animaux, Terminologie montagnarde, Configuration du terrain, Varia. Nous renvoyons à cette partie de son ouvrage, nous contentant ici de deux exemples : 
             (i) Le mot désignant la tique de brebis, le pou du mouton : gabàr en vallée de Barège, caparra en aragonais, caparra et paparra en catalan ; le mot correspond exactement au basque kaparra qui désigne à la fois la tique de brebis et la ronce (le rapprochement sémantique est évident).
             (ii) Le mot qui signifie qu’un animal a les testicules défectueux : shiscló et variantes dans les Pyrénées françaises, cislôn et variantes en aragonais, cisclo et variantes en catalan. Or en basque (Soule) existe xixklo « homme, le plus souvent enfant, dont les testicules sont remontés dans l’aine » (Askue 11, 252), chingli « éphémère » « de peu de consistance », zingle « peu solide », txistor « homme incapable pour la génération », « animal dont les testicules sont cachés dans le ventre ».


2. Le statut dialectal : béarnais, autres variétés
 
    2.1. Le béarnais
 
   À l’orée du Moyen Âge, le Béarn n’excédait pas les limites du diocèse de Lescar (la plaine du Gave de Pau) ; le Béarn tel qu’on le connaît maintenant s’est formé au début du XIe siècle par l’adjonction du vicomté du Montanérès, d’Oloron (avec sa plaine et ses trois vallées) et par celle du territoire d’Orthez. Le béarnais « historique » s’augmente alors des dialectes aspois (vallées d’Aspe et du Barétous), de l’ossalois (vallée d’Ossau), des parlers de l’Ouest (zones de Salies, d’Orthez) déjà bien apparentés avec le gascon de Bayonne, dialectes que viendront ensuite rejoindre ceux du Vic-Bilh et du Montanérès puis, plus tard, celui de la région Nay-Pontacq.
Sur le plan linguistique, la notoriété du béarnais de l’arribère a tenu à deux causes ; l’une de ces causes est  politique, l’autre culturelle : il a été à la fois la langue administrative et juridique (le Parlement de Pau) et la langue de très illustres poètes que furent, à des siècles successifs, A. de Salettes (XVIe siècle), Fondeville (XVIIe siècle), Despourrins (XVIIIe siècle), Navarrot (XIXe siècle).
   Cette notoriété a sans doute un peu faussé la « vision » du béarnais, béarnais dont on a pu penser, parfois, et même souvent, qu’il était en dehors du domaine gascon. Évidemment, une telle perception ne peut plus relever aujourd’hui que du militantisme et non de la linguistique.

 
  2.2. Autres variétés de gascon
 
   À l’intérieur du « triangle aquitain », le gascon n’est pas uniforme : la localisation de ces variétés pourrait être simplement géographique.      Au béarnais s’ajouteraient donc :
     (i) Le gascon pyrénéen des vallées.
  (ii) Le gascon intérieur des Landes et des départements limitrophes.    
    (iii) Le Nord-gascon : Bordelais, Médoc, Pays de Bruch, Entre-deux-Mers.
  (iiii) Le gascon maritime (Bayonne, littoral landais – « parler noir »).    
   (iiiii) Le gascon « toulousain », ariégeois, aranais.
Mais la distinction pourrait être, sans doute de façon tout aussi (plus ?) pertinente, linguistique : ces variétés se distinguent alors les unes des autres par des traits spécifiques qui affectent :
    (i) Le vocalisme : par ex. perte d’un degré d’aperture dans l’aire du « parler noir » d’où un système vocalique du roman à trois degrés – au lieu de quatre.      
   (ii) Le consonantisme : conservation des occlusives sourdes en Ossau, Aspe et Barétous.
  (iii) La morphologie : d’abord, le vocalisme de l’Imparfait de l’Indicatif des verbes de la classe I, type cantar « chanter » à la frontière de la Haute-Garonne, puis à l’Est des Landes et des Pyrénées-Atlantiques ; ensuite, le vocalisme de l’Indicatif Imparfait des verbes de la classe II, type bener « vendre » et le Prétérit de cette dernière classe dans l’aire occidentale. Aussi la plupart des dialectologues ont-ils l’habitude de distinguer trois ensembles : le gascon occidental, le gascon oriental et le gascon pyrénéen :

 "Le premier d’entre eux regroupe en gros les parlers des Landes, de l’extrême sud de la Gironde, du nord des Hautes-Pyrénées, de la frange nord des Pyrénées Atlantiques, de la portion occidentale du Gers : il comporte pour l’essentiel les caractéristiques fondamentales de l’idiomatisme gascon. Le second, lié au bassin de la Garonne, c’est-à-dire ouvert vers l’est, accueille un certain nombre de traits languedociens et, corrélativement, ne présente plus tel ou tel trait notoirement gascon (perte de que énonciatif dans la zone correspondante). Quant au troisième, occupant le front pyrénéen, piémont compris, il se caractérise par un endémisme accusé :  aux traits de la gasconité occidentale, il en ajoute d’autres, par ex. l’article ethera, l’imparfait du futur." [2]


[1] © J-L Massourre, 1972, Le gascon, les mots et le système, Honoré Champion, Paris. Il s'agit ici de courts extraits. Toutefois toute utilisation de ces sources ne peut-être faite sans que la référence ci-dessus en soit donnée.
[2] Ravier, X., Les aires linguistiques…, op. cit., p. 91.
 
(auteur : Jean-Louis Massourre) [1]
   Des chercheurs [2], qui se placent du « point de vue de la linguistique génétique », ont réussi à dater avec précision « l’individuation du gascon par définition », c’est-à-dire à établir la date à laquelle ont eu lieu ce qu’ils appellent les « changements phonético-phonologiques définitoires ». Leur démonstration s’appuie sur l’étude des inscriptions monétaires de l’époque mérovingienne :
 
"L’individuation était entièrement acquise en 600 au plus tard, […] le début de ce processus remonte au moins à la période wisigothique [3]. Il s’agit des « innovations » suivantes : F > h, N intervocalique > ø, LL intervocalique > r, LL en finale romane > t, MB et ND intervocalique > m, n, fusion de B et de W, développement du r- prosthétique. […] À la date où le gascon est nettement individualisé, l’occitan ne pourrait se définir génétiquement que par une seule innovation ancienne à la fois commune à tout son espace spécifique, à savoir l’évolution en [-jr-] des groupes -TR-, -DR- primaires ou secondaires, c’est-à-dire du groupe */dr/."
 
   L’affirmation tirée de cette étude est on ne peut plus radicale :
 
[…] En résumé, le gascon n’a pu se détacher d’un ensemble linguistique [l’occitan] qui n’existait pas – ou, si l’on préfère, qui n’existait pas encore – au moment où il était lui-même constitué. Il ne peut par conséquent être considéré comme un dialecte ou une variété d’occitan au sens génétique de ces termes (« forme évoluée de »). Du point de vue génétique, le (proto)gascon est à définir comme une langue romane autonome. On pourrait dire, en s’inspirant de la formule de Tagliavini, que cette langue s’est coordonnée ensuite, socio linguistiquement et, dans une certaine mesure, linguistiquement, au provençal.
 
   Le gascon serait donc antérieur à l’occitan. Toute tentative de réduction (linguistique stricto sensu) du premier au second dans une perspective génétique apparaîtrait, dans ce cas de figure, tout à fait vaine. 
   Par ailleurs :

« L’unité de l’objet de la linguistique occitane est problématique – on a souligné plus haut […] le fort degré de variation diatopique qui caractérise la langue occitane. Mais il y a plus : un vaste ensemble de parlers, le gascon, présente des caractéristiques si fortement divergentes et surtout si anciennes que tous les linguistes romanistes s’accordent pour dire que le gascon, presque toujours considéré comme une des grandes variétés dialectales de l’occitan, pourrait être considéré comme une langue spécifique (au sens génétique du mot ‘‘langue’’, qui permet de dire, par exemple, que le franco-provençal est une langue romane autonome). D’autre part, au contraire du gascon, les autres parlers occitans ne présentent aucune innovation majeure à la fois ancienne et commune : il paraît donc difficile, voire impossible, de dire qu’ils constituent une ‘‘langue’’ au sens génétique de ce terme » [4], 

  Quarante traits environ différencient le gascon du languedocien ou, si l’on préfère, des parlers qui le bordent. Ces traits sont sans doute d’importance inégale, les plus massifs et les plus significatifs étant ceux que les linguistes appellent « définitoires ». Ces derniers traits, génétiquement antérieurs à ceux qui purent, par la suite, caractériser l’occitan, amènent nombre de dialectologues à considérer comme recevables des conclusions qui seraient capables de remettre en cause le consensus sur l’occitan ou du moins l’entité englobante qu’il suppose (l’occitan considéré alors comme somme des parlers d’oc).
   Cependant, on ne peut ne pas tenir compte, en même temps, d’une hypothèse, dont il reste encore à faire la vérification, et d’un fait que l’on peut, lui, considérer comme conceptuellement établi.
         - L’hypothèse d’abord : la genèse du gascon peut s’expliquer par un phénomène qui aurait pu être à la fois global et multiforme : « se serait-il produit des décrochages chronologiques qui, chacun pris en soi, ne signifient rien – ou peu de chose ? » (cf. hypothèse X. Ravier).
         - Le fait ensuite : on se trouve bien en face d’un ensemble gascon, limousin, languedocien, provençal, auvergnat qui n’est pas sans cohérence (mais qui a dû, vraisemblablement, fonctionner aussi en « opposition » !). Cette cohérence suppose un rapprochement plus récent du languedocien et du gascon. Néanmoins, si l’on veut bien tenir compte de l’antériorité génétique des traits définitoires du gascon, cette unité ne peut-être que « négativo-passive » et faite à partir d’un fonds « de ressemblances romanes ou diaromanes [5]».
 
   

[1] © Jean-Louis Massourre, 1972, Le gascon, les mots et le système, Honoré Champion, Paris, pp.338-339.
[2] Chambon, J.-P. et Greub, Y., Note sur l’âge du proto-gascon, Revue de linguistique romane, juillet-août 2003, pp. 477-493.
[3] Ibid. : « […] à une date largement antérieure à 600 ».
[4] Chambon, J. P.,  Notes du cours…, op.cit, 2003, p. 4.
[5] Chambon, J.-P. et Greub,Y., dans La Voix occitane, Actes du VIIIe Congrès de L’Association internationale d’études occitanes, Bordeaux, 12-17 octobre 2005, G. Latry (éd.), Bordeaux, 2009, vol. II, pp. 787-794, 793.


IV- LES ENJEUX LANGAGIERS D'UNE DÉFAITE : LA MUTATION DU PARADIGME
(auteur : Michel Banniard) [1] 
 
Michel Banniard
Professeur à l’Université de Toulouse-II
 
Congrès de la Fédération historique de Midi-Pyrénées. Muret 2013.
 
1] L’autre vaincu : position de l’objet langagier
J’ai à donner des remerciements, à présenter des excuses et à exprimer des vœux. Le premier point est évident : il s’adresse aux organisateurs de cette importante manifestation scientifique qui ont eu l’amabilité de m’inviter à prendre la parole dans un cadre qui est plus adapté aux réflexions purement historiques qu’aux problématiques linguistiques. Le second point naît immédiatement du premier : comme en archéologie, en histoire des institutions, de l’art, des religions, l’histoire des langues, quand elle est faite avec un outillage sérieux, emploie une terminologie spécifique, plutôt complexe, voire pesante. Le dernier point porte justement sur la part des études linguistiques dans l’histoire des civilisations : à l’occasion de cette rencontre, je souhaite que cet aspect soit mieux articulé précisément dans le cas d’un espace occitanophone que nous peinons à nommer correctement, c’est-à-dire de façon métalinguistique, neutre, dans nos discussions.
Dans le projet général du congrès, il est proposé de traiter du sort des vaincus, mots qui évoquent le destin des individus. Dans ces quelques minutes, je voudrais insister sur les effets redoutables de la défaite non pas sur les personnes, mais sur une entité langagière : en deux générations, le paradigme qui promouvait depuis deux siècles l’émergence et le triomphe d’une langue et d’une littérature occitanes a été muté d’une manière telle que la suite de son histoire a radicalement changé de nature. Cette affirmation implique une série de prises de positions.
 
2] L’occitan : une langue comme les autres en 1200
D’abord sur les noms. L’usage tant ordinaire qu’érudit nous a habitués à parler constamment tant en Histoire qu’en Géographie du « Midi de la France », du « Sud de la France », des « Sociétés méridionales ». En fait, il existe une confusion permanente entre l’habitus mental commun qui concerne exclusivement notre temps (la France du 21e siècle) et l’usus érudit, qui par commodité apparente fait parler les savants (historiens, philologues…) dans leurs travaux contemporains (disons depuis le 19e siècle) de ces régions comme si aux 10e-12e siècles, elles étaient pensées comme méridionales par les communautés et les élites de cette époque. Mais il n’en était absolument pas ainsi. L’inconvénient majeur de cet usage est qu’il place d’emblée le chercheur dans l’idée que ce prétendu Sud avait toujours été français, justement parce qu’il se serait représenté lui-même comme le Midi d’une nation France présente dès l’origine[1].
Une autre des conséquences fâcheuses de cette perception est que l’histoire langagière et littéraire de ces régions est devenue une partie intégrée de l’histoire de la langue et de la littérature françaises, alors qu’elles constituent une entité  originale et autonome. C’est le moment d’entrer au cœur d’un problème auquel ma spécialité scientifique m’a certainement rendu particulièrement sensible : le critère langagier comme trait crucial d’une culture et d’une civilisation. C’est un facteur dont nous ne ressentons le caractère dirimant que lorsque notre propre destin de francophones est soumis à une épreuve ou entre en crise : peu de jours passent depuis un demi-siècle sans qu’il soit question des dangers encourus par la langue française, soit parce qu’elle serait en voie de corruption sous l’effet de la « décadence » culturelle et de l’incurie de ses locuteurs, soit, de manière plus effrayante encore, parce qu’elle serait en voie de déclassement au profit de l’anglo-américain, en perdant peu à peu des pans entiers de ses domaines de prestige, spécialement dans les échanges scientifiques internationaux. En somme, être Français, ce n’est pas qu’être citoyen de la France, c’est aussi parler français et ce dans tous les registres et niveaux des activités humaines, du plus familier au plus prestigieux.
Eh bien, en 1200, sur toutes ces terres dont le sort a fait l’objet du congrés et l’enjeu de la bataille, tout le monde parle occitan (évidemment sans en être spécialement étonné !) et cette réalité humaine spécifique est anormalement labile dans nos travaux modernes pour deux raisons. La première en est que l’Archéologie nous montre des monuments (fort beaux) qui sont depuis bien longtemps silencieux : il faut faire un effort pour s’y représenter comtes, comtesses, vassaux, fidèles, abbés, évêques… commerçants faisant retentir ces murs d’une parole occitane. La seconde est que l’Histoire ne choisit pas assez son vocabulaire : est associée bien souvent, consciemment ou non, à la notion de « Midi », celle de « patois », avec tout ce que ces dénominations charrient d’idéologie négative. Manuels ou livres savants  parlent sans hésiter d’ « histoire de LA langue française », ce qui permet aussi de parler d’histoire de LA littérature française, DU vers français, etc… Face à cette belle unité, au moins dans les mots, le Sud n’est guère à son avantage : sa langue est sans unité autre que celle du nom, souvent accusé d’être factice, d’occitan. Mais tout de même, la linguistique diachronique a son mot à dire sur ces questions embrouillées. La règle d’objectivité première qu’elle énonce est la suivante : ne pas appliquer à des situations langagières identiques une terminologie différente.
Or lorsque sur l’ancien espace de la Gaule romaine latinophone émergent au 8e siècle les parlers romans, ils sont déjà divisés en au moins deux vastes ensembles, l’un de type d’oïl, l’autre d’oc (je laisse de côté l’entité dite francoprovençale), qui à leur tour se subdivisent en de nombreux dialectes dont la variété se laisse saisir partout dès avant l’an mil. En d’autres termes, pas plus les parlers d’oïl que les parlers d’oc ne forment une unité au moment considéré de la bataille de Muret. On se pose peu de questions à propos de la lexie « langue française » appliquée à cette époque, alors que la bataille fait encore rage sur celle de « langue occitane ». Or, leur situation linguistique est exactement la même : le dialecte champenois est au 12e siècle aussi différent du dialecte normand[2] que le dialecte limousin l’est du gascon[3]. Tout ceci est parfaitement documenté. C’est la suite de l’Histoire qui a introduit au fil des siècles une discontinuité totale entre la langue d’oc[4] et la langue d’oïl[5], qu’il  est non scientifique de rétroprojeter sur le Moyen Age féodal. La première cassure en a été produite, de manière certes indirecte, mais dévastatrice, par la bataille de Muret.
 
3] Paradigme de la deconstruction
Les effets négatifs de ce désastre pour le monde occitanophone ont été ensuite constamment amplifiés par le traité de Meaux, par le concile de Toulouse et par l’instauration de l’Inquisition. C’est le moment de traiter précisément de ce paradigme muté : la langue occitane est alors désertée par ses élites, et perd de ce fait sa dynamique unitaire, fondée sur la construction rapide d’une langue littéraire commune, ceci selon des modalités que la sociolinguistique diachronique permet de reconstruire sans trop de difficultés. Apparue dans les années 70 du siècle passé, cette discipline innovante a proposé et établi un certain nombre de règles qui ont rompu avec nombre de lieux communs de la philologie et de l’histoire culturelle traditionnelles. Parmi ces renversements logiques figurent, dans le domaine qui nous intéresse ici, les principes suivants :
-         Il n’existe pas de langue parlée naturelle non dialectalisée ; l’existence de langues « nationales » ou « régionales » à grande échelle implique un travail d’unification artificiel (autrement dit un centre dynamique centripète).
-         Toutes les langues littéraires sont le produit d’un travail d’élaboration sophistiqué de la langue parlée ordinaire ; en d’autres termes, la langue ordinaire n’est pas une dégradation de la langue littéraire, mais c’est l’inverse qui est vrai.
-         Le corollaire immédiat de ces deux principes est qu’aucune langue littéraire ne saurait ni se construire, ni se maintenir sans l’apparition et la domination durable d’élites qui soient attachées à sa vitalité non seulement en tant que littéraire, mais en tant qu’outil opérationnel de tous les domaines langagiers (commerce, politique, religion, guerre…)[6].
Ce paradigme a été bien observé, soit sous sa forme positive en Austrasie au 9e siècle, soit sous sa forme négative en Al Andalus à la même époque. L’apparition précoce de textes littéraires en langue d’oïl dès le 9e siècle ne s’explique nullement par une sorte de primauté génétique de cette langue, mais par le rôle spécifique des élites préféodales bilingues carolingiennes : les puissants de l’ouest romanophone exigent pour leur propre langue d’oïl qu’elle soit illustrée par une écriture littéraire non latine, exactement comme leurs pairs germanophones viennent de l’obtenir au-delà du Rhin[7]. Inversement, à peu près à la même époque, les élites restées chrétiennes en Al-Andalus se convertissent souvent, non pas à l’islam, mais à la langue et à la culture musulmanes, alors en pleine floraison. C’est alors qu’à Cordoue, les intellectuels activistes chrétiens déclenchent une guerre symbolique contre cette trahison langagière, avec un succès limité (et quelques martyrs). Ils peinent à enrayer l’abandon du latin comme acrolecte même chez les sujets fidèles au christianisme (nous savons effectivement aujourd’hui qu’il y existe alors d’importantes communautés chrétiennes arabophones)[8]. En somme, pas d’élites motivées, pas d’acrolecte : ni en vieil haut allemand (8e-9e siècle)[9], ni en très vieux français (9e-10e), ni, cas extrême, en latin médiéval hispanique sur l’espace dominé par l’islam (9e). Le sort des civilisations qui produisent et que génèrent ces élites  scelle à chaque fois le destin de la langue vivante des régions considérées.
        
Donc, avant l’invasion[10], au Sud d’une zone Poitiers-Limoges-Clermont-Valence-Romans, la totalité des locuteurs est occitanophone, avec toutes les implications d’une langue à la fois identifiable comme entité d’oc et dialectalisée en dialectes et sous-dialectes[11], etc…  La situation langagière est exactement la même qu’au Nord de cette zone, autrement dit en terres d’oïl. Les locuteurs du Moyen Age sont habitués partout à cette variation continue et à ces frontières ; leurs élites (ecclésiales, monacales, féodales, bourgeoises) s’y adaptent plus ou moins adroitement[12]. Le monde occitanophone[13], soumis lui aussi à cette époque au processus pluricentré de la féodalisation[14], a élaboré et a la maîtrise des niveaux de langue caractéristiques d’une civilisation, du parler quotidien (évidemment paysan, marchand, etc…, à variation dialectale maximale) aux parlers d’apparat (bien entendu, serments, contrats, donations, procès-verbaux, à variation dialectale maîtrisée). Ces derniers, souvent consignés en habits latins ou latiniformes, donnent naissance aux premières scriptas occitanes, largement attestées dans les chartes[15] : signes, effets et causes d’un mécanisme sociolinguistique de lissage et d’unification langagiers en cours. Le sommet de cette pyramide, extraction et invention imprédictible de ces nébuleuses vivaces de la parole et de l’écrit, est la langue des troubadours[16].
Ce paradigme mute au 13e siècle en trois étapes successives, dont les effets sont dévastateurs pour la langue et la culture occitanes.
-         La défaite de Muret s’accompagne d’un processus en raz-de-marée de mutation des droits et des emprises territoriales, au détriment des élites occitanophones ; les injonctions incessantes de la papauté veillent à ce processus de dépossession et, surtout, le cautionnent moralement[17]. Sans mettre au compte exclusif du pape Innocent III une violence partagée par toutes les élites ecclésiales, ses revirements, agressifs à proportion de ses hésitations, ont donné une impulsion dévastatrice à la guerre[18]. Les combats de résistance qui suivent permettent des sursis, mais accroissent le désordre général dans les fiefs et surtout dans les esprits.
-         Le concile de Toulouse de 1229 interdit aux laïcs de posséder des textes sacrés traduits du latin en occitan (à la réserve de quelques dérogations)[19]. Un tel interdit est une exception dans la longue tradition pastorale de l’Eglise[20] : effet évidemment secondaire de l’usage de l’occitan comme acrolecte religieux par les boni homines et leurs théologiens, mais avec, par ricochet, un impact de diabolisation langagière[21]. Désastre garanti pour des esprits en pleine tourmente[22].
-         L’instauration et le développement de l’Inquisition, même si le chiffres de ses victimes éliminées physiquement demeure modeste, détruit par ondes de choc successives les liens de solidarité sociale des groupes familiaux et des lignages[23] : l’obligation de la dénonciation pour échapper à l’accusation achève de réduire la stabilité mentale des régions touchées[24].
 
4] Conscience d’une fin langagiere
Contrairement à ce que les philologues se plaisent à répéter, Dante n’a pas été le premier à nommer la division oc/ oïl. C’est précisément au moment où la destruction de l’ancien paradigme est accomplie que les poètes déplorent son abolition (la fin de paratge)[25], ou constatent aussi la soumission des élites occitanophones aux nouveaux maîtres francophones :
          Vers 1250, Bernard Sicard de Marvejols, déplore ce naufrage langagier[26] :
         Tot jorn m’azire/ e ai aziramen,/ la nueg sospire/ e velhan e dormen./ Vas on que.m vire/ aug la cotreza gen/ que cridon « Cyre »/ al Frances humilmen./ Merce an li Francey,/ ab que vejo.l conrey,/ que autre dreg no y vey./Ai, Tolosa e Proensa/ e la terra d’Agensa, Bezers e Carcassey,/ quo vos vi, e quo.us vey ! « De jour en jour, j’enrage et la rage me tient ; la nuit, je soupire, tant éveillé qu’endormi. Où que je me tourne, j’entends les membres de l’élite appeler avec humilité les Français ‘Sire’. Les Français accordent leur grâce à la condition de constater la soumission, puisque je n’y vois pas d’autre droit. Hélas ! Toulouse et Provence, et terre d’Agenais, Béziers e Carcassonne, comme je vous ai vues et comme je vous vois ! ».
 
         Vers 1280, Mayestre Bernard d’Auriac[27], souligne clairement le critère langagier dans la confrontation des civilisations :
         Nostre reys, qu’es d’onor ses par,/ vol desplegar/ son gonfano,/ don veyrem per terra e per mar/ las flors anar ;/ e sap mi bo,/ qu’aras sabran Aragones/ qui son Frances,/ e.ls Catalans estregz cortes/ veran las flors, flors d’onrada semensa,/ e auziron dire per Arago/ « oïl, nenil » en luoc d’ « oc » et de « no ». « Notre roi, inégalable en honneur, veut déployer son étendard, ce qui nous fera voir sur terre et sur mer ses fleurs s’avancer ; et je suis certain qu’alors les Aragonais sauront qui sont les Français, et les Catalans, à la stricte courtoisie, verront ces fleurs, fleurs d’une semence glorieuse, et on entendra dire en Aragon ‘oïl, nenil’ au lieu de ‘oc, no’ ».
 
         Le paradigme d’une civilisation occitanophone est désormais déconstruit au bénéfice d’une civilisation francophone. Cette mutation est si profonde que lorsque se mettent en place, aux 13e et 14e siècles, des conservatoires de ce passé, les intellectuels qui y consacrent leur passion ne comprennent plus ni paratge, ni fin’ amor, ni jovent, etc… Les traités de grammaire (les fameuses Leys) s’occupent de normes formelles et de bonne morale, jusqu’à écrire, comme G. Molinier vers 1350[28] : « Et en aiço grandren dels antics trobadors si son pecat. Car non es causa onesta, drechuria, aprofechabla ni necessaria que ièu demande que mi dons de cui canti, me done un baisar… : Et dans ce domaine, les troubadours classiques se sont fourvoyés. Car ce n’est pas un sujet vertueux, instructif, voire indispensable que je demande à ma Souveraine, objet de ma poésie, qu’elle m’embrasse… ».
Par couches successives, par pans différents, la construction qui était en cours d’achèvement se défait. Certes, les forces d’inertie propres à toutes les structures historiques de ce type gazent cette réalité et peuvent entretenir l’illusion d’une continuité : pendant longtemps encore l’occitan demeure d’usage courant dans les monuments notariaux, féodaux, consulaires, etc… ; il survient des résurrections locales, des « Renaissances du Sud » ; et contrairement à ce que l’introduction du français partout dans l’administration à partir du 16e siècle peut donner à croire, même pour la noblesse des terres occitanophones, la langue de la capitale demeure plus fréquemment qu’on ne le croirait au vu de la propagande historique officielle une langue seconde, difficilement maîtrisée oralement[29].
Mais la réalité sociolinguistique reste cruelle pour paratge et sa langue : l’occitan est sorti pour lontemps du paradigme dynamique européen et « ne fait pas partie de l’Europe des vulgaires », au moment de l’affirmation de ceux-ci, à égalité avec le latin, comme cela a été justement souligné[30]. La reconquête mistralienne, puis alibertienne s’est heurtée et continue de se heurter à ce manque[31].
 
Fornex 31 12 2013                                                                  Explicit feliciter
 

Références :
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[1] On verra dans une même interrogation épistémologique les observations de J.L. Biget, 2007, p. 9 : « Ainsi l’usage généralisé du terme « cathares » et « catharisme », qui s’inscrivent dans des perspectives idéologiques et marchandes est-il venu oblitérer la réalité des faits ».
[2] Sur cette variabilité intrinsèque des parlers d’oïl médiévaux, cf. J. Allières, 1982,  p. 114-126 ; J. Chaurand, 1972, p. 33-50.
[3] Pour une description exhaustive et la bibliographie afférente, P. Bec, 1967.
[4] Son émiettement moderne est représenté comme le résultat d’une entropie innée et incorrigible.
[5] Son unité moderne est représentée comme le résultat d’un ordonnancement inné, le « génie » de la langue.
[6] Une des contributions majeures à l’élaboration de ce paradigme est l’ouvrage de W. Haug, 1997.
[7] On trouvera l’essentiel de cette modélisation avec la bibliographie afférente dans M. Banniard, 2003a.
[8] Ce panorama neuf a été récemment décrit par C. Aillet, 2010.
[9]  Tous les éléments de cette évolution se trouvent dans W. Haubrichs, 1995.
[10]  Je reprends le titre de M. Roquebert, 1971.
[11]  Le latin parlé tardif devient le protofrançais au Nord de la Gaule et le protooccitan au Sud au 8e siècle, au terme d’un processus dont on trouvera une reconstitution dans M. Banniard, 2003b.
[12]  Sur cette dialectique, générale en ces siècles, entre variation et communication, M. Banniard, 2004, qui renvoie à la bibliographie afférente.
[13] Pour les caractères de cet espace, je suis les travaux de référence de P. Bec, 1970 et 1973, dont les assises linguistiques sont assurées.
[14] Les espaces occitanophone et catalanophone y participent selon des modalités maintenant connues, cf. P. Bonnassie, 2002.
[15] Ces analyses sont le résultat de travaux récents en linguistique diachronique romane, dont on trouvera les éléments et la bibliographie dans M. Banniard, 2008.
[16]  Des éléments de cette modélisation sont décrits dans M. Banniard, 2011. Pour le dire autrement, il n’y a pas de civilisation purement littéraire des troubadours, contrairement  a ce qui a été étrangement soutenu par M. Perugi, 2011.
[17] Sur cette emprise et ses excès, L. Macé, 2000, p. 340-362.
[18] En fait, du programme d’éradication de l’hérésie, bien ancré dans le cœur des prédicateurs comme saint Dominique, le pape passe à l’éradication des hérétiques en des termes qui préfigurent les massacres à venir de Béziers et de Lavaur (entre autres). D’une série de lettres certainement dictées directement par Inncent III, voyez dans la Patrologie Latine, au t. 215, l’ep. 230, col. 1545d-1546a (Février 1208) : Eia igitur, potentissimi Christi milites, eia strenuissimi militiae Christianae tirones ! Opponite uos Antichristi praeambulis, et pugnate cum serpentis antiqui ministris. Pugnastis fortassis hactenus pro gloria transitoria, pugnate iam pro gloria sempiterna. Pugnastis pro corpore, pugnate pro anima. Pugnastis pro mundo, pugnate pro Deo.      « Taïaut donc, tout-puissants soldats du Christ ! Taïaut, très ardents appelés à la milice du Christ ! Opposez-vous aux précurseurs de l’Antéchrist et livrez bataille aux serviteurs de l’antique serpent. Il a pu se trouver que vous vous soyez battus jusqu’ici pour une gloire évanescente, battez-vous là pour une gloire éternelle ! Vous vous êtes battus pour votre corps, battez vous pour votre âme. Vous vous êtes battus pour le monde, battez-vous pour Dieu ».
[19] Le détail de ces prescriptions est donné par Cl. De Vic, J. Vaissette, 1737, p. 383 ; J.L. Biget, 2007, p. 179.
[20] Cette exception a été déjà soulignée par Cl. De Vic, J. Vaissette, 1737, p. 383 ; sur le rapport entre la langue traditionnelle (le latin) et les langues modernes (romanes, germaniques…) et la promotion par l’Eglise de ces dernières dans le cadre de la pastorale, P. Von Moos, 2008.
[21] Discussion de cet effet, certes indirect, mais dirimant dans M. Banniard, 2013.
[22] Les caractères de cette tourmente mentale et ses conséquences sur une évolution extrémiste de l’idéologie des dissidents ont été mis à jour et historicisés par P. Jimenez-Sanchez, 2008. Du côté des  catholiques, brusquement dénoncés par leur propre père spirituel et traités comme des infidèles, même quand leur foi était « romaine », ils n’ont pas échappé à ce processus de désorientation, et, à terme, à la panique.
[23]. On suit cette destructuration chez J.L. Biget, 2007, qui souligne, p. 22, que « le menu peuple reste attaché à l’orthodoxie, tandis que chevaliers et seigneurs adhèrent à a dissidence ». Ce sont précisément ces élites qui ouvraient la voie à la construction de l’acrolecte et de la littérature occitans.
[24] Les travaux sur ce point sont évidemment surabondants. Je renvoie seulement ici à l’éclairante enquête de J.Paul, 2013 et voudrais insister sur un facteur de destruction sociale souvent méconnu, à savoir le clivage du moi qu’engendre chez les individus le fait d’être soumis à la terreur d’état, et le naufrage collectif qui s’ensuit, comme cela a été brillamment établi par B. Bettelheim, 1979.
[25] Le lexème paratge nomme la « civilisation occitane », bien consciente d’elle-même, comme l’a montré le livre d’H. Debax, 2012, p. 9-10, p. 305-316,  dans la suite logique d’une spécification des valeurs en terres occitanophones déjà bien mises en lumière par C. Lauranson-Rosaz, 1987.
[26] Ab greu cossire, RIQ., n° 241, v. 1-30. J’ai retraduit ce texte. Faut-il rappeler que le terme d’adresse solennel en occitan médiéval est ‘En, résultat du latin tardif parlé en Gaule du Sud gothique Domine, prononcé {doméne}, avec apocope à gauche pour les « Seigneurs », et ‘Na pour les « Seigneures », même évolution depuis Domina ? La  Gaule du Nord mérovingienne a préféré Senior, qui a évolué en Sire (forme ici citée) et Seniorem, à l’origine de Seigneur.
[27] Nostre reys, qu’es d’onor ses par,  RIQ., t. III, p. 1594-1595. Ce texte confirme la corrélation langue/ civilisation, même si son auteur paraît favorable au roi de France.
[28] Le passage est cité, traduit et commenté par R. Lafont, C. Anatole, 1970, p. 238, dans une perspective, justifiée par ailleurs, de compréhension de cette nouvelle école de pensée. Mais sur le fond du problème posé aujourd’hui, autant demander à Tertullien de comprendre Properce.
[29] F. Brunot, 1966, p. 42-43. En outre, même  dans les petites écoles l’enseignement est fréquemment prodigué en occitan ; et il en va de même pour la prédication en Provence, ib., p. 38-39.
[30] J.Y. Casanova, 2012, p. 72. Toute la pertinente mise au point du chapitre Images et dénominations de la langue, p. 62-72, illustre directement le propos de cette communication sur la destruction du paradigme garantissant à l’occitan un destin de droit plein. Le seul point de divergence serait de mon côté l’emploi du terme diglossie pour qualifier la situation langagière du 16e siècle : ce terme ne devrait concerner que des variétés d’une même langue, alors qu’ici il s’agit de rapports de domination entre deux langues distinctes, l’une dominante (le français), l’autre dominée (l’occitan), domination qui a conduit à la négation du bilinguisme de fait.
[31] Les querelles, surréalistes parfois, sur la distinction entre « occitan » et « langues d’oc » et sur l’établissement d’une graphie normative commune sont à la fois la conséquence et l’illustration de ce manque-à-être, nullement essentiel, mais accidentel.

[1] Michel Banniard, Congrès de la Fédération historique de Midi-Pyrénées. Muret, 2013. Michel Banniard est professeur à l’Université de Toulouse-Le Mirail et directeur d’études à l’EPHE, section des sciences historiques et philologiques

V- « GASCON » ET «  BEARNAIS » : REPÈRES HISTORIQUES
(auteur : Jean Lafitte)
 
Aujourd’hui, la connaissance de l’histoire de la langue gasconne et béarnaise est sans doute aussi lacunaire que celle de la langue elle-même, y compris chez ceux qui lui sont sentimentalement très attachés. Les quelques pages qui suivent n’ont d’autre but que de leur rappeler ou même apprendre des évènements qui ont marqué cette histoire depuis 800 ans. Bien entendu, quand un évènement est noté comme un premier témoignage d’un fait, tel que l’emploi du nom de gascon ou béarnais pour désigner l’idiome, c’est en l’état des connaissances actuelles ; de nouvelles recherches, voire la simple chance, pourront toujours permettre d’en trouver un plus ancien.
1200 – Vers 1200, le troubadour provençal Raimbaut de Vaqueiras (avant 1180-après 1205) compose un descort, chanson dont les couplets sont en langues et mélodies différentes pour signifier le désarroi du poète écarté par la dame qu’il aime. Ces langues ne sont pas nommées, mais on y reconnait sans peine le roman commun des troubadours, l’italien, le français, le gascon et l’espagnol, tandis que l’envoi est fait de deux vers de chacune. C’est la première apparition littéraire du gascon, et d’emblée il est considéré comme une langue différente du roman commun au même titre que le français, l’italien ou l’espagnol. Commentant ce descort, La Curne de Sainte-Palaye nomme le roman commun « Provençal », puis « la langue Italienne », le « François », « la langue Gasconne », et après avoir évoqué les Espagnols, « leur langue » (« Remarques sur la langue française des XIIe & XIIIe siècles comparée avec les langues Provençale, Italienne & Espagnole, dans les mêmes siècles », Mémoires de littérature de l’Académie royale des Inscriptions et belles-lettres, t. XXIV, 1756, pp. 671-686).
1313 – Le 29 novembre, un acte du notaire de Garris, alors dans le royaume de Navarre, mentionne une augue (cours d’eau) « en gascon dite la Sotzcabe » (In Santos Garcia Larragueta, Documentos navarros en lengua occitana, Saint-Sébastien, 1990, p. 267, n° 170. Original : Archivo General de Navarra, Pampelune, Comptos, caj. 6, n° 25).
1341 – Pour faire revivre la poésie en langue du pays, les lettrés toulousains organisent depuis 1323 un concours annuel de poésie ; pour le règlementer objectivement ils ont conçu des Leys d’Amors (voir 1356) dont le premier manuscrit est achevé avant 1341 ; Adolphe Félix Gatien-Arnoult l’a publié en 3 tomes en 1841-1843 ; pour nommer la langue littéraire dont ils fixent les règles, les auteurs n’usent que de romans, en plus de 200 occurrences dont 4 « nostre romans » ; par exemple, « Quar en lo lati es autra pronunciatios. et autra aquela del Romans. » (II, p. 72) ; lenga d’oc est totalement ignoré. En revanche, ils savent parfaitement nommer le gascon, pour en écarter de nombreuses formes (II, pp. 194, 196, 208), et le rejeter expressément comme lengatge estranh, langue étrangère, sauf à l’admettre, comme les autres lengatges estranhs dans la composition du Partimen et du Descort (II, 388).
1356 – La version définitive de ces Leys d’Amors est solennellement proclamée à Toulouse ; le Pr. Joseph Anglade en a publié le manuscrit en 4 tomes en 1919-1920 (Toulouse : Privat et Paris : Picard). Bien qu’organisé assez différemment du premier, ce document en reprend pratiquement le fond, voire la lettre ; mais son rédacteur a jugé nécessaire de préciser ce que les Leys entendent par lengatge estranh ; il le fait à la suite de la définiton du descort, en un passage de 26 vers, t. II, pp. 178-179 
Mostra quals lengatges es estranhs.
Lengatges qu’es per estranh pres
A nostras Leys non es sosmes;
Sentensa, compas, rim leyal
Requier solamen per engal;
E si vol accen retener,
Aytant pot l’obra mays valer;
D’ornat qui·s vol autre no cura.
Aytal estranha parladura
[F° 120 v°] Coma Frances, Norman, Picart,
Breto, Flamenc, Engles, Lombart,
Navarr, Espanhol, Alaman,
Et de cascu lor quays semblan
[179] Qu’en lor parlar Oc non han prest.
Los autres han en lor arrest
Nostras Leys ques Oc oz O dizon,
Cum so pers so que miels s’avizo
Li Peyragorc e·lh Caerci,
Velayc, Alvernha, Lemozi,
Rozergue, Lotves 1, Gavalda,
Agenes, Albeges, Tholza;
Yssamens son de nostra mers
Carcasses, Narbona, Bezers
E tug cil qui son lor sosmes
E Monpeslier et Agades;
Pero de nostras Leys s’aluenha
La parladura de Gascuenha.
1 Ms. lotues ou botues, botne
Montre quelle langue est étrangère.
Une langue considérée comme étrangère
N’est point soumise à nos Lois;
Le sens de la phrase, la mesure et la rime
Doivent seulement être convenable;
Et si l’on respecte aussi l’accent,
Ce n’est que mieux.
Peu importe toute autre figure de style.
Est ainsi langue étrangère
Comme Français, Normand, Picard,
Breton, Flamand, Anglais, Lombard,
Navarrais, Espagnol, Allemand,
Et toutes celles qui leur ressemblent,
Qui n’emploient pas Oc.
Doivent respecter nos Lois
Les autres qui disent Oc ou O,
Soit, pour être plus précis,
Le Périgord et le Quercy,
Le Velay, l’Auvergne, le Limousin,
Le Rouergue, le Lodevois, le Gévaudan,
L’Agenais, l’Albigeois, le Toulousain;
Nous appartiennent également
Le Carcassonnais, Narbonne, Béziers
Et tous ceux qui leur sont soumis,
Et Montpellier et le pays d’Agde;
Mais de nos Lois s’éloigne
L’idiome de Gascogne.
 

Ainsi, alors que ces lettrés Tolousains de 1356 n’usent pas de lenga d’oc pour nommer leur langue, ils acceptent l’affirmation « Oc ou O » comme critère facile de reconnaissance des idiomes méridionaux acceptés dans leurs concours ; mais il n’est pas suffisant, car le gascon qui use de ces mots est expressément exclu, hormis dans les genres qui acceptent les langues étrangères.
On constate aussi que la forme « O » sans -c des langues modernes est déjà assez répan­due pour être mentionnée. C’est la seule que l’on rencontre dans les Récits d’Histoire sainte en béarnais (texte des environs de 1325 connu par copie des environs de 1425, publiée par V. Lespy et P. Raymond, Pau : Ribaut, t. I, 1876 et II, 1877) : o, o p. I-28, o pp. I-112 et 120, pp. II-32 et 124, Ho p. I-110 et Ho, jo p. I-114. Il en est de même pour la Discipline de Clergie, texte et manuscrit du XVe s. en gascon du sud de l’actuelle Gironde, publié par Jean Ducamin (Toulouse : Privat, Paris : Picard et Bordeaux : Féret, 1908), o io, p. 45, o p. 95, que o p. 109). Dans son compte rendu du t. Ier des Récits d’Histoire sainte (voir 1877), Camille Chabaneau fit la remarque suivante sur la ligne 6 de la p. I-114 :
« Ho, jo, ditz Daniel. — […] Il faut […] supprimer la virgule entre ho et jo. Après la particule affirmative ou négative, on plaçait volontiers, pour la renforcer ou lui donner plus de précision, le pronom représentant la personne ou la chose de laquelle on affirmait ou niait : oc ieu ! oc nos ! no vos ! oc el ! non so ! etc. »
On n’est pas loin du o il du nord, qui par ailleurs usait de o seul pour l’opposer à non (Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, t. V, Paris : Bouillon, 1887, v° O) ; et la même forme se retrouve dans o io de la Discipline de Clergie, dont le que o annonce le quio moderne.
1388 – À la recherche d’informations sur les campagnes militaires d’Espagne qu’il veut raconter, le chroniqueur Jean Froissart se rend à Orthez où il va séjourner du 25 novembre 1388 à la fin janvier 1389. Gaston Fébus le rencontre longuement et l’invite à ses repas du soir, ou plutôt de nuit. Froissart en a rendu compte longuement dans le Livre III de ses Chroniques, citées ici d’après l’édition de Bouchon, Paris : Verdière et Carez, 1824.
Il n’a de nom que gascon pour la langue de Gaston Fébus, par trois fois : Fébus lui parlait « non pas en son gascon, mais en bon et beau français » (p. 314) ; quand Fébus découvre que son fils voulait l’empoisonner : « Et le premier mot que le comte dit, ce fut en son gascon : “O Gaston, traitour (traître), … ” » (p. 324 ; « traitour » est de l’ancien français) ; et à propos d’un mystérieux informateur du seigneur de Coarraze : « Vous m’avez dit qu’il parole (parle) le gascon comme moi ou vous » (p. 435). C’est aussi chez lui qu’on trouve pour la première fois les noms français de « Béarnois » (p. 299) ou « Bernes » (p. 372) pour désigner les habitants du pays, mais aussi « Gascon(s) de Béarn » (pp. 384, 396). Pour le pays, il emploie abondamment Béarn, et parfois Berne.
1401 – Le 9 aout, lors du procès du comte de Pardiac Géraud de Fezensaguet, accusé de sorcellerie envers son parent le comte Bernat VII d’Armagnac, un témoin rouergat, Guillaume de Cellier, rapporte dans son propre roman d’oc la teneur des propos du comte et des siens, mais précise par quatre fois que ceux-ci s’exprimaient « en son gascon », « en lor gasco » (Documents relatifs à la chute de la Maison d’Armagnac-Fézensaguet, éd. P. Durrieu, Paris-Auch, 1883, pp. 63-65);
Ce même ouvrage comporte, juste avant la déposition de Guillaume de Cellier un texte gascon, « factum du comte d’Armagnac énumérant tous ses griefs contre le comte Géraud de Pardiac » ; on y trouve, p. 53, le nom de Bernes puis Bearnes pour désigner les habitants du Béarn, cités comme des ennemis du comte d’Armagnac et du Roi de France ; c’est pour le moment la première attestation de ces mots en gascon.
1431 – Les habitants de Montory, en Soule, obtiennent la traduction « en romans et bon gascon » de la confirmation latine de leurs privilèges par le duc de Lancastre en 1383 ((Le for d’Oloron, édition critique, éd. Dumonteil (J) et Cheronnet (B), Oloron, 1980, p. 168).
1450 – Dans une Chronique rédigée entre 1439 et 1450, le parisien Guillaume Cousinot rapporte à une anecdote datée de 1427 et relative au compagnon de Jeanne d’Arc Estèbe (Étienne) de Vignolles, dit Lahire, Gascon originaire des environs de Dax : « Sur quoy le chapelain luy bailla absolution telle quelle; et lors La Hire fit sa prière à Dieu, en disant en son gascon : “Dieu, je te prie que tu fasses aujourd’huy pour La Hire, autant que tu voudrois que La Hire fît pour toi s’il estoit Dieu et tu fusses la Hire” » (Chronique de la Pucelle ou chronique de Cousinot, éd. M. Vallet de Viriville, Paris, 1859, p. 246).
1353 – Le 1er mars, le roi de Navarre Henri II d’Albret, absent de Pau, a chargé l’évêque de Rodez de le suppléer à la présidence des États de Béarn. Mais les lettres patentes qui accréditent l’évêque sont en français; les États protestent et prient l’évêque d’en autoriser la traduction en bearnes avant de les insérer dans les registres. L’expression en bearnes apparait par trois fois dans la mention de cet enregistrement (A. D. Pyr.-Atl. C. 681, f°. 92 r°, cité par Auguste Brun, L’introduction de la langue française en Béarn et en Roussillon, Paris : Champion, 1923, p. 13).
Jusque là, le seul nom connu de l’idiome du Béarn est donc « gascon », et en français seulement ; les textes béarnais n’avaient pas de mot pour nommer la langue, ni même les habitants ; on y rencontre plutôt des formules du genre de « habitantz deu present pays de Bearn ». Et le latin beneharnensis était réservé au titre du vicomte, Vicecomes beneharnensis.
1555 – Vers 1555, les États de Béarn rappellent énergiquement au Roi et à la Reine de Navarre que l’us et coutume est de rédiger les privilèges et actes de justice « en lo lengadge bearnes » et les prient de maintenir obligatoire cet usage, ce que les souverains décident le 27 juillet 1556 (Arch. dép. Pyr.-Atl. C 684-5).
1562 – Dans une affaire de succession intéressant la Maison de Foix, un arrêt du Parlement de Paris du 22 mai mentionne des « pièces vieilles et antiennes estans en langaige byernois et gascon » qui ont été traduites en « langaige vulgaire françois ». Plus loin, les mêmes documents sont dits en « langaige gascon et biernois » (Archives Nationales. Parlement de Paris X1a 1602, f° 285 v°, copie de Henri Courteault publiée par les Reclams de Biarn e Gascougne, 1er juin 1910, pp. 118-119).
1563 – Dans son Histoire de Béarn et de Navarre commandée par Jeanne d’Albret et achevée après 1591, le pasteur béarnais N. Bordenave rapporte qu’en 1563, cette reine avait fait venir en Béarn un ministre de l’église calviniste de Genève ainsi que « plusieurs autres savans personnages, la plus part de la langue gasconne et béarnoise, pour prescher au peuple en son langage » (Nicolas Bordenave, Histoire de Béarn et de Navarre, éd. P. Raymond, Paris, 1873 p. 116). Il est vraisemblable que l’expression « langue gasconne et béarnoise » a été employée par la reine Jeanne elle-même, qui tenait sa cour à Nérac au moins autant qu’à Pau et avait pu constater qu’à des détails près, c’était la même langue que parlaient ses sujets des deux villes.
1564 – Publication du Stil de la justicy de Jeanne d’Albret ; l’article IV de la rubrique XXVII Judges, Advocats, Notaris est ainsi rédigé (texte de l’édition de 1716) : « Et feran losdits Advocats lors requisitions & pleiteyats en lengadge vulgar & dèu present Païs, tant de palaure que per escriut, saub en las allegations & rasons de drect, sus losquoaux pleiteyats sera bailhat aussi per lo Judge l’appuntement requis tant en l’Audience que fore dequere en lo medixs lengadge. »
C’est un peu le pendant du célèbre article 111 de l’ordonnance de Villers-Cotterêts sur le fait de justice signée en aout 1539 par François Ier, oncle de Jeanne d’Albret (car frère de sa mère, Marguerite d’Angoulême, puis de Navarre, qui a son nom dans les lettres françaises) : « CXI. Et pource que telles choses sont souventesfois advenues sur lintelligence des motz latins cõtenuz esdictz arrestz Nous voulons que doresenavãt tous arrestz ensemble toutes autres procedeures soyent de noz cours souveraines ou autres subalternes et inferieures, soyent de registres, enquestes, contractz, commissions, sent?ces, testamens et autres quelzconques actes & exploictz de iustice, ou qui en dependent, soyent prononcez, enregistrez & delivrez aux parties en langage maternel françoys, et non autrement. »
On remarque cependant la distance entre les deux textes : le texte français de 1539 ne vise que les actes de justice aboutissant à des écrits, mais désigne formellement la langue obligatoire, le français ; alors que le texte béarnais de 1564, tout en étendant son champ aux requêtes et plaidoyers des avocats, ne nomme pas la langue expressément. Si l’on considère que ce sont les États qui en 1533, puis en 1555, l’ont nommée bearnes, on peut supposer qu’il y a comme un divorce entre leur point de vue et celui de la reine, ou de son administration qu’elle ne désavoue pas. Anticipant sur le commentaire du Pr. Tucoo-Chala qui sera rapporté à la fin de la présente note, on peut y voir la volonté des membres des États de conserver les privilèges dont la langue du pays est le symbole ; en face, la reine est surtout française, par sa mère et son époux, et signera au moins une ordonnance en français (voir 1568) ; n’ignorant pas le rang de son fils dans la succession au trône de France depuis la mort de son père en 1562, elle pourrait bien préparer un avenir possible, où la langue du « present Païs » ne serait plus le béarnais (voir la suite en 1620).
1565 – Le poète gascon de Lectoure Pey de Garros publie les Psaumes de David viratz en rhythme gascon et en 1567 les Poesias gasconas (1567) ; il y use largement de gascon, substantif et adjectif ; en tête des Poesias, il sait parfaitement désigner sa langue et en définir le domaine : « le langage spécialement appelé gascon, naturel à nous de Béarn, de Commin­ges, d’Armagnac et autres, qui sommes enclos entre les monts Pyrénées et la Garonne » (Pey de Garros, Poesias gasconas, Toulouse, 1567, Au lecteur, pp. 6-7).
1568 – Le 30 avril, Jeanne d’Albret signe à Pau une ordonnance tendant à organiser un service de lutte contre l’incendie dans toutes les communautés du Béarn ; selon P. Tucoo-Chala qui l’a publiée (« Un exemple d’essor urbain : Pau au XVIe siècle », Annales du Midi, t. 78, 1966, pp. 369-381), « elle est entièrement rédigée en français (avec quelques traces de béarnismes) [et il n’en a] retrouvé aucune traduction ou adaptation en béarnais. »
1611 – Par lettres patentes d’avril, Louis XIII roi de France et de Navarre approuve les Fors et Costumas deu Royaume de Nauarra deça ports (la Basse-Navarre), longuement débattus entre les États de Navarre, qui en avaient demandé la rédaction en 1575, et la Chncellerie royale ; malgré le refus de cette rédaction par les États, elle fut néanmoins appliquée par la justice et finalement imprimée pour la première fois à Orthez en 1645 (cf. leur édition par J. Goyenetche, Bayonne et San-Sebastian : Elkar, 1985). En langue béarnaise pour régir un teritoire de langue basque, cette législation relève d’une sorte de “colonialisme” linguistique, mais la langue basque, presque dépourvue d’écrits, n’avait jamais été utilisée dans le domiane du droit. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de relever ses dispositions de caractère linguistique :
Rubrique 1 sur les devoirs réciproques du roi et de ses sujets, art. IV : « Et per administrar Justicy [lo Rey] mettera & tiendra Officiers naturals & natius deu Royaume, ou autres
Terres de sa Maiestat , si son trouuatz sufficiens & capables, & qui sapin & ent din lô lengoadge
deu pays. »
Rubrique 9 sur les notaires, secrétaires (greffiers) et huissiers, art. Ier : « Augun que no sie de defens lo Royaume, ou resident, & que no sapy parlar & entender lo lengoadge deus contrahents, no sera probedit de Officy de Notary, ny sera recebut en l’exercicy dequet. »; et art. XIX : « Augun Hussier no sera recebut si no sap legir, scriber, & lô lengoadge vulgar deu pays, & senhs estar examinat per lo Conselh de la Chancelleria & trouuat capable per aquet. »
On remarque d’emblée qu’à la différence de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts et du Stil de la justicy de Jeane d’Albret (ci-dessus, 1564), rien n’est dit de la langue de la justice et des plaidoyers, alors que ces Fors e costumas traitent eux aussi des procédures de justice ; mais c’est dans les exigences d’aptitude des personnels de justice et huissiers qu’est exigée la connaissance de la « langue du pays », en précisant même pour les notaires qu’il s’agit de la langue des contractants… C’est de pur bon sens, mais elle n’est toujours pas nommée !
1620 – Malgré la conversion au catholicisme de leur Seigneur souverain et Roi de Navarre Henri III et son accession au trône de France comme Henri IV, en 1589, les États de Béarn étaient dominés par les protestants qu’y avait placés Jeanne d’Albret. Mais avec l’appui de l’Église de France, les catholiques béarnias réclamaient la restitution des biens de leur Église que Jeanne d’Albret avait confisqués au profit des protestants, biens nécessaires pour placer et donc rémunérer des curés dans toutes les paroisses qui les avaient perdus du fait de la Réforme. Avec notamment l’assentiment des États généraux de 1614, le roi Louis XIII prit en septembre 1617 un édit qui rétablissait la religion catholique dans sa souveraineté de Béarn et prononçait la mainlevée des biens d’Église, mais les États de Béarn refusèrent de l’enregistrer. Finalement, Louis XIII dut faire une “chevauchée” armée jusqu’à Pau où il entra le 15 octobre 1620. Le 19, dans une séance des États, il prononça l’union des deux couronnes de France et de Navarre par un édit soigneusement préparé à l’avance. Il stipulait notamment : « Voulons en outre et ordonnons que les ordonnances, arrêts et procédures de notre dite Cour de Parlement soient faits et expédiés en langage français. » (texte annexé par le Chanoine V. Dubarat à son article « L’Union du Béarn à la France », Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Pau, 2ème série, t. XLIII, 1920, pp. 99-120 ; d’après la Revue des Pyrénées, 1891, p. 992, ce texte est à la Bibliothèque nationale, coté Fonds français, 18683). C’était, en gros, la formule de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, désormais étendue au Béarn et à la Navarre. Mais cette union se faisait « sans néanmoins déroger aux fors, franchises, libertés, privilèges et droits appartenant à nos sujets dud. royaume et pays de Béarn, que nous voulons leur être inviolablement gardés et entretenus » : la législation existante, rédigée en béarnais, était maintenue en vigueur, y compris les Fors et Costumas de Navarre, qui ne seraient imprimés que 25 ans plus tard (cf. 1611).
1690 – Publié en 1690, deux ans après la mort de son auteur, le célèbre dictionnaire de Furetière ignore le mot même de béarnais et ne mentionne même pas le sens linguistique de gascon ; l’article de ce mot est rien moins que bienveillant : « gascon. s. m. Fanfaron, hableur, querelleur. Cet homme se vante de bien des bravoures, mais c’est un Gascon, il hable. » ; et les dérivés gasconade, gasconisme et gasconner ne valent pas mieux.
1754 – Au tome 4 de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert paru en 1754, le grammairien César Chesneau Dumarsais, originaire de Marseille, définit dialecte à partir de son sens en grec car il n’est guère utilisé en français de l’ époque ; c’est une variation au sein d’une même langue ; et de donner comme exemple : « Si le mot de dialecte étoit en usage parmi nous, nous pourrions dire que nous avons la dialecte picarde, la champenoise; mais le gascon, le basque, le languedocien, le provençal, ne sont pas des dialectes : ce sont autant de langages particuliers dont le françois n’est pas la langue commune, comme il l’est en Normandie, en Picardie & en Champagne. »
La ville de pau est traitée au tome 12 paru vers 1763 par le chevalier de Jaucourt, rédacteur polyvalent de quelque 17 000 articles de l’immense ouvrage. C’est l’occasion pour lui de rapporter l’histoire de la naissance d’Henri IV ; certes, il attribue au mari de la Princesse Jeanne les propos de son père Henri d’Albret, mais il écrit ensuite qu’elle « chanta en son langage bearnois la chanson du pays qui commence par ces mots : Noste-Donne deou cap deou pon, adjouda me in aqueste houre; c’est-à-dire, Notre-Dame du bout du pont, aidez-moi a cette heure. » Sans doute a-t-il pris cette information chez l’abbé d’Artigny (Nouveaux mémoires d’histoire, de critique et de littérature, t. V, Paris : Debure, 1752, pp. 165-167) ; là, cet auteur rapporte ce qu’avait écrit Pierre-Victor Palma Cayet (1525-1610) qui avait été sous-précepteur d’Henri IV. Par l’édition qu’on fit en 1790 de la Chronologie novenaire de ce contemporain, on constate que d’Artigny n’a fait qu’en rajeunir l’orthographe et que les formes languedociennes « Donne » et « houre » pour « Daune » et « (h)ore » en béarnais sont déjà chez Palma Cayet ; mais c’était un Tourangeau… On doit du moins à ce passage de l’Encyclopédie d’avoir donné à « langage bearnois » une publicité autrement plus grande que celle que pouvaient lui procurer les deux ouvrages de 1752 et 1790. Mais plus loin, le béarnais n’est plus qu’un « jargon » pour de Jaucourt : « Les habitans de Pau desiroient dernierement d’avoir dans leur ville une statue de Henri IV. On leur a donné celle de Louis XIV. au-bas de laquelle ils ont mis dans leur jargon : Celui-ci est petit-fils de notre bon roi Henri. »
1776 – Publication à Bayonne d’un recueil de 106 Fables causides de La Fontaine en bers gascouns de 262 p., suivi d’un Dicciounariot gascoun é frances de 22 p.
1781 – Parution du volume T, 19ème des 69 volumes des Mélanges tirés d’une grande bibliothèque que publie l’Académicien français Antoine-René de Voyer, marquis de Paulmy puis d’Argenson (1722-1787). Il a pour titre particulier De la lecture des livres françois - Dixième partie – Livres de grammaire & de rhétorique du 16me siècle. Cela conduit l’auteur à présenter les langues de France. On y lit notamment, p. 234 : « Les dialectes usités dans la Langue d’Oc, ou partie méridionale de la France, sont le Provençal, le Dauphinois, le Gascon, le Limosin, le Béarnois, & le Languedocien proprement dit ;… » ; et p. 237 : « Le Gascon proprement dit, & le Béarnois, sont bien moins doux & moins agréables [que le Provençal et le Languedocien], mais en revanche très-vifs & très-énergiques. On a vu dans un de mes précédens Volumes [15ème vol., p. 331], que Montagne disoit, qu’où le François ne pouvoit aller, le Gascon y atteignoit sans peine. »
1819 – En fin d’année, 35 ans avant le premier Armana prouvençau de Mistral et ses amis, l’imprimeur-libraire Émile Vignancour (1797-1873) publie les Estrées béarnèses en ta l’an 1820, calendrier (en français) et surtout recueil de 80 pages de chansons et poésies béarnaises, inédites jusque là. Il espère déclencher ainsi l’apport de nouveaux textes en vue d’une réédition. De fait, dès 1827, paraissent 210 p. de Poésies béarnaises, précédées, pp. i-xiv, par une Notice de l’éditeur qui présente notamment les principaux auteurs ; puis, pp. xv-xviii, par 4 pages d’« observations sur le génie de la langue Béarnaise, pour faciliter aux étrangers la lecture de ce recueil » ; y sont traités les verbes, les participes, les substantifs et adjectifs, les diminutifs et augmentatifs, les voyelles et leur prononciation, et enfin le groupe lh ; par la réédition de 1852 qui a repris ces « observations », à peine complétées de quelques lignes, nous apprenons qu’elles sont dues à Jean Hatoulet.
1840 – En 1840 ou 1842, Adolphe Mazure et Jean Hatoulet publient chez Vignancour, pour la première fois, les Fors de Béarn (Fors anciens, d’avant ceux de 1552), avec traduction, note et introduction, mettant le public érudit en contact avec l’ancien béarnais officiel.
1843 – Soucieux d’« aplanir une difficulté opposée aux progrès du langage national qui mérite, à tant de titres, d’être langue dominante », l’instituteur Dupleich publie pour ses compatriotes de l’arrondissement de St-Gaudens un Dictionnaire patois-français de 156 p. Le grand romaniste catalan Joan Coromines (1905-1997) reconnut la fidélité de son observation du gascon de cette région.
1855 – Gustave Bascle de Lagrèze (1811-1891), conseiller à la cour d’appel de Pau et membre correspondant de plusieurs sociétés savantes, dont le Comité des travaux historiques et scientifiques, publie un Essai sur la langue et la littérature du Béarn (tiré à part des Actes de l’Académie de Bordeaux, 1856, 86 p.). On y lit, pp. 5-6 : « Si le patois désigne, selon le Dictionnaire de l’Académie, le langage du peuple et du paysan propre à chaque province, le béarnais n’était pas un simple patois : c’était une langue cultivée comme langue nationale; elle était adoptée pour les lois, les actes publics, le barreau, la chaire, les délibérations des États du pays; […] La langue béarnaise est fille ou plutôt sœur du romano-provençal, qui est classé parmi les langues néolatines. »
1857 – Vastin Lespy (1817-1897), professeur de lettres au lycée de Pau, publie une Grammaire béarnaise d’à peine 30 p. où il expose comment devrait être écrit le béarnais, et donc comment le lire ; c’est une légère modernisation de l’écriture ancienne du béarnais qu’il a découverte dans la récente édition des Fors. Mais Lespy avait sans doute déjà rédigé l’essentiel de l’ouvrage suivant, dont l’introducion est porte la même date, 26 mai 1857, que le présent opuscule.
1858 – Dès l’année suivante, en effet, Vastin Lespy publie ce qui est vraiment la première Grammaire béarnaise connue, précédée d’une Introduction de 20 p. et suivie d’un Vocabulaire français-béarnais de près de 1 000 entrées, en 14 p. En fait, les 278 p. de grammaire se décomposent en 68 d’orthographe et prononciation, doublant l’opuscule de 1857, 44 de textes anciens et modernes à lire, dont 6 p. de courts textes d’autres idiomes romans rapprochés de leur traduction en béarnais, et 165 p. de morphologie. La dernière (demi-)page ne sert qu’à justifier l’absence de l’étude de la syntaxe, car « Notre syntaxe est à peu près la même que celle de tous les dialectes de la langue romane » et que s’« Il y a bien encore quelques constructions qui sont propres à cet idiome [, …] elles ne peuvent être l’objet d’aucune règle grammaticale. Ce sont des idiotismes que l’usage seul apprendra. »
1863 – L’érudit Justin Cénac-Moncaut (1814-1871) publie à Paris un Dictionnaire gascon-français – Dialecte du département du Gers suivi d’un Abrégé de grammaire gasconne, 117 p. pour le dictionnaire, 24 pour la grammaire.
1870 – Pierre Moureau publie un Dictionnaire du patois de La Teste de quelque 5 000 entrées, témoin du « parler noir » déjà bien mélangé alors en usage sur les rives du bassin d’Arcachon.
1877 – Le Bulletin de la Société Ramond, de Bagnères-de-Bigorre, publie des Études sur le dialecte de Lavedan, œuvre posthume d’Eugène Cordier (1823-1870), un Parisien qui fut un véritable ethnologue des populations pyrénéennes ; en 86 pages, l’auteur donne surtout le vocabulaire, les expressions et les proverbes gascons du Lavedan et pays montagnards voisins, en les classant par thèmes, avec souvent d’intéressantes digressions sur les usages et les mœurs des populations. L’année suivante, ces 86 pages seront publiées en tiré-à-part.
1877 – Dans la Revue des langues romanes de Mai, pp. 206-215, le premier de nos romanistes français, le Limousin Camille Chabaneau (1831-1908) rend compte de la parution l’année avant du tome Ier des Récits d’histoire sainte en béarnais, traduits et publiés, par V. Lespy et P. Raymond. Il débute ainsi : « Le gascon, qu’il vaut beaucoup mieux, à l’exemple des troubadours et de nos anciens grammairiens, considérer comme une langue à part que comme un dialecte du provençal, offre aux linguistes un sujet d’études intéressant et relativement facile, grâce à l’abondance des textes en cet idiome qui ont été publiés. Mais ces textes étaient tous jusqu’ici des pièces d’archives, et l’on pouvait croire que le gascon — dont le béarnais est une simple variété — n’avait jamais servi, au moyen âge, d’instrument littéraire. Nous sommes aujourd’hui détrompés, […] ». Il le redit solennellement le 7 janvier 1879 dans sa Leçon d’ouverture du cours de langue romane à la Faculté des Lettres de Montpellier (Revue des langues romanes, 1879, p. 158 : du latin parlé en Gaule sont nées « trois langues nouvelles […]. Ces trois langues sont : la langue d’oui, ou le français, au Nord; la langue d’oc, ou le provençal, au Sud et au Sud-Est, et enfin le gascon au Sud-Ouest. »
1879 – Achille Luchaire, Maître de Conférences d’histoire et de langues de la France méridionale à la Faculté des Lettres de Bordeaux, publie ses Études sur les idiomes pyrénéens de la région française, ouvrage essentiel pour le gascon dont il définit magistralement les traits caractéristiques. Il le complètera en 1881 par un Recueil de textes de l’ancien dialecte gascon antérieurs à 1300.
1933 – En 1933-34, Simin Palay publie les deux tomes de son Dictionnaire du béarnais et du gascon modernes, mais limité aux dialectes du Bassin de l’Adour : « le béarnais, le bigourdan, le landais, le gascon du Gers » (Avertissement). Cela représente quand même quelque 50 000 entrées, plus du double du Lespy.
1935 – Parution en Allemagne, en français, de la thèse de doctorat de Gerhard Rohlfs, Le Gascon, Études de philologie pyrénéenne ; cet ouvrage essentiel pour la connaissance du gascon pyrénéen a été revue et complété par son auteur pour une réédition en 1970, puis une autre en 1977. On y lit, p. 1 : « Si l’on s’est habitué à considérer le catalan comme une langue à part, il faudra, certes, rendre le même honneur au gascon. »
1954 – De 1954 à 1973 vont être publiés par le C.N.R.S. les six volumes de l’Atlas linguistique et ethnographique de la Gascogne, dirigé par le Pr. Jean Séguy (1914-1973) dans le cadre du Nouvel atlas linguistique de la France. C’est l’aboutissement d’un travail considérable partant de minutieuses enquêtes de terrain réalisées de 1941 à 1963 ; il donne une masse d’informations irremplaçables sur ce qu’était alors la langue gasconne.
1962 – Le grand romaniste Kurt Baldinger (1919-2007) publie dans la Revue de Linguistique romane (n° 103-104, Juillet-Décembre 1962, p. 331-347) une étude sur La langue des documents en ancien gascon ; du gascon, il dit sans ambages : « on doit le considérer comme une quatrième unité linguistique, s’opposant au domaine français, occitan et franco-provençal. » Et de fait, il dirige l’élaboration d’un Dictionnaire onomasiologique de l’ancien gascon, D.A.G., distinct d’un ouvrage parallèle pour l’ancien occitan, D.A.O. La préparation de ce D.A.G. se poursuit, à l’Université de Heidelberg.
Et en conclusion, p. 794 : son exposé n’est « que le premier chapitre de l’histoire linguistique et sociolinguistique du domaine gascon. Or cette histoire reste à écrire, […]. » Et d’avoir reconnu l’autonomie du gascon dès les origines « pourrait constituer un encouragement à poursuivre en évitant de noyer d’entrée le poisson gascon dans le Grand Tout occitan […] »
Aucun des auditeurs n’a manifesté un quelconque désaccord, alors que cette communication était au programme et sa teneur connue par l’article de 2002.
Deux réflexions pour conclure

1 – Du Pr. Pierre Tucoo-Chala

Il y a déjà de cela 24 ans, Michel Grosclaude publiait aux éditions de Per Noste un recueil de 70 textes au titre très explicite, Le Béarn - Témoignages sur mille ans d'histoire ; de la Préface du Professeur Tucoo-Chala, j’extrais une phrase du début et surtout les trois derniers alinéas, qui me paraissent convenir parfaitement au terme de l’exposé qui précède :
« …la vicomté de Béarn devenue principauté souveraine au milieu du XIVe siècle, continuant à garder sa personnalité historique aux XVIIe et XVIIIe siècles, a utilisé, depuis le XIIIe siècle, sa propre langue, partie intégrante du monde d’Oc par l’intermédiaire de sa variété gasconne, pour la rédaction des actes officiels du gouvernement et pour les actes notariés.
[…]
« Dernière remarque sur le thème “conscience politique et utilisation de la langue”. C’est vers le milieu du XVIe siècle, alors que la vicomté de Béarn était une souveraineté d’autant plus hostile à la royauté française que le fossé entre catholicisme et protestantisme ne cessait de s’élargir, que le français a commencé à se substituer au béarnais comme langue administrative. Une des plus anciennes ordonnances entièrement rédigée en français [est celle du 30 avril 1568 citée plus haut à sa place chronologique]. Nul doute que tous les notables aient alors été capables de la comprendre, car nous n’en avons retrouvé aucune traduction ou adaptation en béarnais. Or, Jeanne d’Albret incarne le “nationalisme” béarnais protestant dans sa plus grande rigueur ; on doit donc supposer que la langue ne lui paraissait pas un terrain de lutte indispensable.
« Par contre, à la veille de la Révolution (et ceci est prouvé par les travaux plus récents de C. Desplat qui n’ont pas encore été publiés) dans le cadre des États de Béarn, et en fait de la fameuse révolte nobiliaire, on assiste à un retour vers la langue béarnaise de la part des milieux les plus conservateurs, nous dirions de nos jours “réactionnaires”, dont le baron de Laussat est la figure de proue. Sentant que mouvement qui emportait le royaume vers un changement radical risquait de faire disparaître leurs privilèges, ces Parlementaires ou nobles terriens tentent de défendre à travers les “coutumes” du pays, sa langue. Tout ceci apparaît comme un archaïsme désuet et nuisible au parti “populaire” qui cherche en particulier – et y compris sur le plan linguistique – le moyen de se libérer d’une tutelle aristocratique étriquée.
« Ainsi, le combat pour la langue locale qui de nos jours se teinte souvent de “progressisme” semble avoir été, chez nous, l’apanage des aristocrates à la fin de l’Ancien Régime, avant d’être récupéré par la pensée “royaliste” opposée au jacobinisme républicain des XIXe et début du XXe siècle. Comme quoi en histoire rien n’est jamais très simple et il faut se méfier des explications toutes faites. »
 
2 – De moi-même

À la différence des 70 textes de M. Grosclaude qui portaient sur l’histoire générale du seul Béarn — il produira peu après un recueil similaire intéressant la Gascogne sur 2000 ans —, la quarantaine de citations historiques réunie ici ne concernent que la langue, mais à la fois « gasconne et béarnaise », selon son heureuse appellation au XVIe s. (cf. 1562 et 1563).
Ces textes ne prétendent apporter aucune démonstration scientifique de quoi que ce soit ; mais ils témoignent pour la plupart du regard que Gascons et Béarnais portaient sur la langue qu’ils pratiquaient tous les jours, tandis que d’autres témoignent de celui d’“étrangers”, locu­teurs d’autres langues d’oc, comme les auteurs des Leys d’amors, ou français comme Frois­sart et les érudits du XVIIIe, voire de l’indifférence ou ignorance d’autres, comme Furetière.
L’impression que j’en tire est qu’au sein de l’ensemble roman, et même de la famille d’oc, le gascon a toujours été considéré comme une langue à part, du troubadour provençal Raimbaut de Vaqueiras vers 1200 au dirigeant occitaniste Pierre Bec en 1970-72. En revan­che, les parlers gascons du Béarn n’ont reçu le nom propre de béarnais qu’au XVIe s., par une sorte de refus de l’annexion à la France qui se profilait et allait se réaliser 87 ans plus tard, après la gloire d’avoir vu le souverain de Béarn accéder au trône de France…
Finalement ce nom de béarnais a réussi à s’imposer, sans qu’on ait à chercher ce que l’idiome qu’il nommait pouvait avoir de particulier, parce qu’il renvoyait directement à une (petite) province bien identifiée. Je pense même que son succès dans les classes supérieures de la fin de l’Ancien régime est dû pour une bonne part à celui de Jéliote (Lasseube 1713-Estos 1797) à la cour de Louis XV où il chanta les compositions de Despourrins.
Mais tout cela est du passé, juste de quoi entretenir une petite fierté chez les Béarnais qui n’ont pas renoncé à se souvenir de leurs ancêtres. Et comme je suis un irrémédiable optimiste, j’espère que cela poussera les meilleurs à tendre la main aux autres Gascons, qui ont été bien moins gâtés par les hasards de l’Histoire.

VI- SUR LE FUTUR DALMATE (ET GASCON) (par Martin Maiden, Bollettino Linguistico Campano - 11/12-2007) 

VIII- Modèles linguistiques n° 66 vient de paraître

 
UNIVERSITÉ DU SUD
TOULON VAR
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Modèles linguistiques
Tome XXXIII, année 2012, vol. 66 Grammaire et linguistique comparées
des langues romanes (I) * Langues et cultures régionales de France
Textes réunis par Jean-Marie Puyau et André Joly Mise en page de Dairine O'Kelly

0.            Avant-propos

I.              Questions de dénomination

1.       Les langues régionales face au français
Henriette Walter

2.         L'identification des langues
Philippe Blanchet

II.            Perspectives historiques

3.          Et l'Aquitaine devint romaine
Jean-Pierre Brèthes

4.          Genèse et évolution de l'identité gasconne,
du haut Moyen-âge auXVlf siècle

Guilhelm Pépin

III.          Les mystères de la toponymie

5.          Transparence(s) et obscurité(s) de la toponymie pyrénéenne
Jean-Louis Massoure

6.          Toponymie des montagnes d'Ossau
Geneviève Marsan

7.          Toponymie non romane de la plaine de Nay
Joseph Rebenne

IV.           Sociolinguistique

8.          Les langues d'oc d'Aquitaine : compétences, dénominations.
Lecture non occitaniste de l'enquête Sociolinguistique

du Conseil régional d'Aquitaine (2008) 

Bernard Moreux

V.             Deux prosateurs béarnais classiques

9.         Graphie et prononciation du béarnais
Jean-Marie Puyau

10.       Notices biographiques (Camelat et Palay)
André Joly

11      «La bugade », petite pastorale pour jeunes filles (1921) Simin Palay : traduit et commenté par A. Joly (Radio-lavoir)
 
12.      La couhessioû dou Yantin (1933) Miquéu de Camelat traduit par A. Joly (La confession de Jeannot)
 

IX- MANIFESTE POUR LA RECONNAISSANCE DU BÉARNAIS ET DU GASCON (auteur : Collectif Modèles linguistiques

En suspens depuis plusieurs années dans l’attente d’une révision constitutionnelle qui jamais ne vient, le destin des langues dites régionales, ou mieux, minoritaires, va peut-être se jouer dans les mois à venir.
Les langues minoritaires historiques ne menacent ni le français ni la France. Le vrai danger est dans leur reconnaissance chichement mesurée et même, dans certains cas, dans une hostilité qui frise l’interdiction. Il fut un temps où l’on clamait paradoxalement, mais non sans raison profonde, qu’il était « interdit d’interdire ».
On devrait estimer, respecter, aimer de près ou de loin des langues qui se parlent et qui s’écrivent en France depuis des siècles. Elles font effectivement partie du patrimoine (Article 75-1 de la Constitution), donc de son histoire millénaire. Les nier, c’est non seulement renier cette histoire, mais s’inscrire en marge de la Constitution. Les reconnaître pleinement et les soutenir est à nos yeux un devoir national.
Région Aquitaine : le cas du béarnais et du gascon
Il existerait en France métropolitaine une vingtaine de langues régionales au sens courant du terme. L’incertitude quant à leur nombre exact tient en partie au décompte des langues méridionales, dites aussi « langues d’oc » — l’appellation, que l’on doit à Dante, est lourde d’ambiguïté —, par opposition aux langues du nord, ou « langues d’oïl ».
Le débat peut être résumé de manière simple : les langues du sud de la France forment-elles une seule langue, quel que soit le nom qu’on donne à celle-ci, ou bien doivent-elles être reconnues pour ce qu’elles sont réellement, chacune avec sa spéci?cité linguistique et territoriale ? Elles le sont en principe dans la liste établie par la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France (DGLFLF) en 1999.
Toutefois, le béarnais et le gascon n’y sont pas correctement représentés, du fait de leur inclusion dans la dénomination « langue d’oc ou occitan » (expression utilisée par la DGLFLF). Les conséquences peuvent en être graves à terme. Elles le sont actuellement, si l’on en juge d’après les pratiques dans la région Aquitaine à tous les niveaux. Ces pratiques sont largement discriminatoires à l’égard du béarnais et du gascon, qui ne sont pas soutenus comme ils devraient l’être s’ils étaient traités séparément en tant que langues — et, partant, en tant que cultures — structurellement autonomes.
Cette situation n’est pas acceptable du point de vue historique. Par exemple, dans l’ensemble gascon, le béarnais est écrit depuis le XIesiècle. Au Moyen Âge, c’est la langue of?cielle d’un État souverain, utilisée comme modèle par ses voisins.
Largement employée à l’écrit, y compris dans certains documents administratifs, jusqu’à la Révolution, le béarnais a été parlé dans les campagnes, partiellement dans les villes, jusqu’à la ?n de la seconde guerre mondiale, et même dans les années 80-90, selon certaines enquêtes.
Cette situation n’est pas acceptable du point de vue linguistique. Depuis le milieu du XIXe siècle, linguistes et sociologues (cf. Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, 1982) reconnaissent que le béarnais, et plus généralement le gascon, est non seulement une langue romaneautonome, au sens génétique du terme, héritière d’un substrat aquitain très ancien, mais aussi une langue à part entière par l’ensemble de ses traits dé?nitoires (phonétiques, lexicaux, morphologiques et surtout syntaxiques), qui la différencient, par exemple, du languedocien et du provençal. Tout parler structuré servant à l’expression culturelle de la pensée et de l’affectivité est une langue.
Pour ce qui est de la spéci?cité du béarnais et du gascon, il n’est que de se plonger dans la lecture de ce chef-d’œuvre de Simin Palay qu’est leDictionnaire du béarnais et du gascon modernes dont on célèbre cette année le 80e anniversaire (Marrimpouey, Pau, 1932), réédité depuis 1961 par le Centre National de la Recherche Scienti?que.
Voilà pourquoi, nous, linguistes, sociolinguistes et historiens soussignés, demandons instamment à toutes les femmes et à tous les hommes politiques de veiller à faire inscrire séparément le béarnais et le gascon dans la liste des langues de France établie par la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France :
Marie-Stéphane BOURJAC, professeur émérite des universités (Univ. du Sud Toulon-Var) — Jean-Claude CHEVALIER, professeur émérite des Universités (Paris 8) — Raphëlle COSTA DE BEAUREGARD, professeur émérite des Universités (Toulouse II) — Christian DESPLAT, professeur émérite des Universités, Université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA) ; président d’honneur de l’Académie de Béarn — Ahmed EL KALADI, maître de conférences (Université d’Artois, Arras) — Claude HAGÈGE, professeur au Collège de France — Hassan HAMZÉ, professeur des Universités (Univ. Lumière Lyon II) — André JOLY, professeur émérite des Universités (Paris-Sorbonne) ; co-directeur de la revue Modèles linguistiques — Georges KLEIBER, professeur émérite des Universités (Strasbourg II) — Danielle LEEMAN, professeur des Universités (Paris-Nanterre) ; responsable éditoriale des revues Langages et Langue française chez Larousse — Robert MARTIN, professeur émérite des Universités (Paris-Sorbonne) ; membre de l’Institut, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris — Bernard MOREUX, maître de conférences honoraire (Université de Pau et des Pays de l’Adour) ; auteur de dictionnaires de béarnais — Franck NEVEU, professeur des Universités (Paris-Sorbonne) — Dairine NI CHEALLAIGH, professeur des Universités (Univ. du Sud Toulon-Var) ; co-directrice de la revue Modèles linguistiques — BernardPOTTIER, professeur émérite des Universités (Paris-Sorbonne) ; membre de l’Institut, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris — SylvianeRÉMI-GIRAUD, professeur émérite des Universités (Univ. Lumière, Lyon II) — Alain REY, lexicographe, rédacteur en chef des publications des éditions Le Robert — Mario ROSSI, professeur émérite des Universités, Laboratoire CNRS Parole et Langage, Université de Provence (Aix-Marseille) — Daniel ROULLAND, professeur des Universités (Rennes II) — Pierrette VACHON-LHEUREUX, chercheuse au Fonds Gustave Guillaume, Université Laval, Québec — Henriette WALTER, professeur honoraire des Universités (Rennes II) ; École Pratique des Hautes Études, EPHE, Paris.

 
X- Lettre ouverte aux signataires du "Manifeste gascon béarnais" (auteur : Patrick Sauzet)


Pour une reconnaissance du béarnais ou du gascon comme formes de la langue occitane et non pas contre elle.

Chers Collègues linguistes,


Vous avez pris position, dans un « Manifeste » adressé aux élus et aux décideurs politiques, pour une reconnaissance du gascon et du béarnais. En fait, le texte que vous signez conteste que les formes linguistiques propres de la Gascogne et du Béarn puissent recevoir cette reconnaissance de manière appropriée dans l’affirmation de leur appartenance à la langue d’oc ou occitan.
En tant que linguistes, vous savez, au-delà ou en deçà des positions théoriques, la grande difficulté du terme de langue et la difficulté corrélative du terme de dialecte. L’uniformité totale n’existe que dans une microsociété homogène ou dans l’idéal d’une norme minutieusement posée. Dans la pratique, ce qu’on appelle « langue » est toujours un compromis qui inclut une dose de variation, qu’elle soit admise ou non. Nous écrivons « langue » entre guillemets pour insister sur le point qu’il s’agit de la langue comprise dans le sens ordinaire d’ensemble de pratiques socialement, géographiquement et historiquement reliées, et non pas de grammaire mentale intériorisée par le locuteur.
Face au fait de la variation, il y a celui de l’intercompréhension mis en avant par le linguiste Jules Ronjat comme validation de l’espace occitan. Variation comme intercompréhension présentent, bien entendu, l’une comme l’autre des degrés.
Par ailleurs, et contrairement aux hypothèses aprioriques de Gaston Paris au XIXe siècle, la variation dans l’espace génétiquement uni qu’est l’espace roman n’est pas un continuum constant ou aléatoire, mais se distribue en aires de cohérence qui correspondent aux langues historiques. Parmi ces langues, la langue d’oc ou occitan est l’une des plus anciennement et précocement individualisées par le sentiment spontané des locuteurs et des écrivains. La dialectologie moderne en a bien repéré les contours. Cette langue ainsi reconnue a reçu dès le moyen âge le nom de langue d’oc (en latin lingua occitana d’où occitan), elle a aussi, et toujours dans son ensemble, été désignée par les termes de limousin, de provençal ou de gascon, pris latissimo sensu. Le terme de gascon pour désigner l’ensemble d’oc fut particulièrement en vogue à l’époque classique et on a chassé les « gasconismes » du français jusqu’en Provence. Quant à la pratique des locuteurs, certaines des réponses à la fameuse enquête Grégoire de 1790 font bien apparaître l’existence d’une intercompréhension sur de vastes distances de l’espace d’oc.
Il y a donc un espace linguistique d’oc, espace linguistique d’intercompréhension possible et espace de variations internes comme tout espace linguistique. Cela posé et reconnu, on peut choisir. On peut choisir le repli sur le plus homogène (relativement toujours… bon nombre d’isoglosses traversent le Béarn !) ou préférer l’horizon le plus large, qui ne néglige pas le local et le particulier, mais l’intègre dans un ensemble où il reçoit toute sa pertinence. C’est un choix culturel et d’aménagement linguistique. S’agit-il seulement de maintenir une tradition ou de faire vivre une langue de culture européenne ? Le choix culturel historique de la renaissance d’oc est le choix de l’ensemble d’oc. C’est le choix dès le XVIesiècle du gascon Pèir (ou Pey) de Garròs qui revendique son gascon comme parangon de l’ensemble des parlers d’oc. C’est le cas du Félibrige qui parti de Provence a été accueilli et s’est construit dans toutes les terres d’oc, notamment en Béarn où il s’organisa dans l’Escole Gastoû Fébus. Au sein de cette école, Simin Palay, dont vous évoquez l’œuvre effectivement précieuse, défendit toujours l’unité de la langue d’oc. Issu du Félibrige, l’occitanisme, lui aussi, réunit des Gascons comme des Provençaux, des Limousins comme des Languedociens ou des Auvergnats, des Alpins d’Italie comme des Gascons aranais d’Espagne.
L’occitanisme, comme le Félibrige, accueille et organise des défenseurs de la langue de toutes les régions occitanes, et le Béarn n’est pas la moins active en ce domaine. L’occitanisme comme le Félibrige ne récuse aucune forme d’occitan. Culturellement, l’occitanisme (ou le provençalisme large et ouvert du Félibrige pour qui les Béarnais sont en un sens « provençaux ») donne à chaque parler l’horizon d’une culture ample géographiquement et historiquement. L’occitanisme respecte la diversité des parlers, mais convie à ne pas s’enfermer dans le particularisme, à fréquenter les autres formes de la langue et les productions culturelles de l’ensemble occitan. Ceux qui adhèrent à une vision large de la langue en la nommant occitan ou langue d’oc ne pensent pas que Frédéric Mistral, Robert Lafont ou Max-Philippe Delavoüet soient réservés aux Provençaux, Bernard Manciet aux Gascons (voire aux Lanusquets…), Max Rouquette et Jean Boudou aux Languedociens, Marcelle Delpastre aux Limousins, pour citer des auteurs connus et récents. Ceux pour qui la langue d’oc ou occitan va « des Alpes aux Pyrénées » pensent aussi que la floraison médiévale des troubadours fait partie de la culture de tous les Occitans et que la langue de tous les Occitans est la langue des troubadours et la prolonge historiquement comme culturellement, quelle que soit leur forme d’expression moderne. C’est ainsi que dans l’enseignement primaire, secondaire ou universitaire, se transmet une culture forte et substantielle, dans le respect total des formes locales d’expression.
Le béarnais et le gascon ne sont pas moins reconnus en l’étant comme formes de l’occitan que s’ils étaient extraits de cet ensemble, au contraire. Le texte du Manifeste a raison sur un point : il est possible et souhaitable que « les langues dites régionales » voient dans les mois qui viennent leur reconnaissance améliorée et par là leur transmission et leur vie sociale facilitée. C’est un des espoirs que fait naître l’alternance politique en cours. La liste de langues de la DGLFLF qu’évoque aussi le manifeste est celle des langues de France établie par notre collègue linguiste Bernard Cerquiglini. Elle a le grand mérite d’une quasi-exhaustivité mais le défaut de suggérer au public une énorme et ingérable multiplicité elistant plus de 70 langues… Il faut donc distinguer les situations parce qu’elles appellent des réponses politiques différentes. Il faut notamment mettre en évidence, à côté des situations elles-mêmes diverses des DOM-TOM, les quelques langues territoriales métropolitaines. Elles sont peu nombreuses et bien connues : basque, breton, flamand, parlers germaniques d’Alsace-Moselle, corse, francoprovençal ou alporhodanien, catalan et occitan. Chacune de ces langues présente des variations internes, comme en présente aussi le français ou langue d’oïl dans ses formes vernaculaires. C’est sur la base de ces ensembles reconnus que l’on peut définir une politique linguistique lisible et articulée. Notamment une politique linguistique de l’enseignement et de l’audiovisuel. Et cette articulation comporte la gestion, dans chaque ensemble, d’une variation que personne ne nie, mais qui ne doit pas être le prétexte d’une pulvérisation des entités linguistiques et culturelles qui serait le plus sûr moyen de sceller leur déchéance définitive et leur extinction accélérée.
Nous vous invitons donc, chers Collègues, à reconsidérer votre soutien à un manifeste qui ne peut que nuire à la cause de l’occitan ou langue d’oc, et en particulier à ceux qui en Gascogne et en Béarn défendent cette langue sous ses formes gasconnes et béarnaises.
Nous vous invitons en revanche à soutenir avec nous une pleine reconnaissance des droits des langues de France, de l’occitan notamment, dans ses formes gasconnes, béarnaises comme provençales, niçoises, auvergnates, limousines, alpines et languedociennes. Cette reconnaissance passe notamment par la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires. Elle suppose aussi sa traduction dans les institutions françaises, que pourrait porter et encadrer une loi, et une véritable prise en compte dans la politique culturelle, audiovisuelle, scolaire et universitaire à laquelle nous appelons.
Bien amicalement, nous comptons sur vous, chers Collègues, pour mener avec nous le combat au bon niveau.
Premiers signataires 
Alain ALCOUFFE (Université de Toulouse I-Capitole)
Michel BANNIARD (Université de Toulouse II-Le Mirail & EPHE)
Dominique BILLY (Université de Toulouse II-Le Mirail)
Hélène BIU (Université de Paris IV)
Philippe BIU (Université de Pau-Pays de l’Adour)
Gilda CAITI-RUSSO (Université de Montpellier III)
Jean-Yves CASANOVA (Université de Pau-Pays de l’Adour)
Gilles COUFFIGNAL (Université de Toulouse II)
Pierre ESCUDÉ (Université de Toulouse II-Le Mirail)
Jean-Claude FORÊT (Université de Montpellier III)
Philippe GARDY (CNRS Paris-Carcassonne)
Joëlle GINESTET (Université de Toulouse II-Le Mirail)
Gérard GOUIRAN (Université de Montpellier III)
Jacques GOURC (Université de Toulouse II-Le Mirail)
Patricia HEINIGER-CASTERET (Université de Pau-Pays de l’Adour)
Christian LAGARDE (Université de Perpignan)
Hervé LIEUTARD (Université de Montpellier III)
Philippe MARTEL (Université de Montpellier III)
Rémy PECH (Université de Toulouse II- Le Mirail)
François PIC (Université de Toulouse II-Le Mirail)
Patrice POUJADE (Université de Perpignan)
Xavier RAVIER (Université de Toulouse II-Le Mirail)
Jean-Claude RIXTE (Université d’Avignon)
Patrick SAUZET (Université de Toulouse II-Le Mirail)
Jean SIBILLE (CNRS Toulouse)
Jacques TAUPIAC (Institut Catholique Toulouse)
Hervé TERRAL (Université de Toulouse II-Le Mirail)
Jean THOMAS (Université Champollion - Albi)
Claire TORREILLES  (Université de Montpellier III)
Florian VERNET (Université de Montpellier III)
Marie-Jeanne VERNY (Université de Montpellier III)

XI- Sur un Manifeste béarnais et ses suites occitanistes (auteur : Jean Lafitte)


Titre préliminaire
Deux prouclams antagonistes… et hors du temps

0-1 – Lettre ouverte contre Manifeste

La fin mai 2012 a vu la mise sur Internet de deux documents publiés par des universitaires, unManifeste en faveur d’une reconnaissance officielle séparée du béarnais et du gascon comme langue de France, et une Lettre ouverte contre cette séparation d’une langue occitane affirmée comme unique. En aout, les écrivains du Pen-Club occitan ont lancé à leur tour un « Manifesteaffirmant le caractère un et divers de la langue et de la culture d’Oc » :
http://www.petitions24.net/manifeste_affirmant_le_caractere_un_et_divers_de_la_langue_doc
 Aux 21 universitaires signataires du premier ont répondu 31 de la seconde, et à ce jour, en neuf mois, le Pen-Club a recueilli 2 779 signatures.
De tout cela, j’aurais pu me laver les mains, n’ayant été consulté par aucun des promoteurs de ces textes, alors que je fus le rédacteur principal du mémoire remis le 4 avril 2005 à M. Xavier North, après qu’il eût succédé à B. Cerquiglini comme Délégué général à la langue française et aux langues de France en octobre 2004. Présenté par l’Union provençale, le Cercle d’Auvergne, le Conservatoire de Gascogne et l’Institut béarnais et gascon, il demandait expressément la reconnaissance comme langues autonomes du provençal, de l’auvergnat et du gascon et celle des noms particuliers de béarnais et de niçois, respectivement pour les parlers provençaux de l’ancien comté de Nice et les gascons de l’ancienne vicomté de Béarn. Ce mémoire très argumenté,Langues d’oc, langues de France, fut publié l’année suivante en un livret à couverture rouge. Six ans après, il se vend toujours bien :
http://www.amazon.fr/gp/bestsellers/books/406400/ref=pd_zg_hrsr_b_1_4_last
Mais mon attachement à la cause défendue par l’I.B.G. et les autres associations de l’Alliance des langues d’oc me fit un devoir d’intervenir. Il me fut facile de relever les erreurs de base et les faiblesses du Manifeste béarnais ; mais répondre de façon difficilement parable aux arguments légers des occitanistes m’a engagé dans un long travail pour traiter à fond des sujets sur lesquels depuis longtemps on répète à peu près n’importe quoi. Finalement, ne recevant aucun encouragement de mes amis, je ne suis pas arrivé à un « produit fini » alors que l’actualité m’obligeait a d’autres travaux, utilisant souvent les données déjà recueillies. D’un premier document adressé au début de septembre 2012 à une liste d’amis, dont les dirigeants de l’I.B.G., je tire donc ce qui me parait publiable aujourd’hui.

0-2 – Le débat universitaire : pavane pour une langue défunte ?

Il me parait nécessaire de dépassionner d’avance le débat, car la langue gasconne et béarnaise en est aus arpuns, aux derniers soubresauts de l’agonisant… et ce n’est pas la seule…
Dans l’édition 1978 de son Que sais-je ? La langue occitane, en un texte rédigé après 1972, le Pr. Pierre Bec, alors président de l’Institut d’études occitanes, avait déjà annoncé la mort prochaine de tous les parlers d’oc (p. 121) :
« On peut penser que la langue abandonnée à sa simple résistance naturelle, en est à son dernier soupir et que les hommes de notre génération pourront assister à sa mort. La mort de l’occitan est écrite dans le procès entamé depuis des siècles et de plus en plus accéléré depuis vingt ans. »
Et Jean Sibille, alors chargé de mission pour les langues régionales à la Délégation générale à la langue française et occitaniste affirmé, achevait sur le même ton sa communication à un colloque de mai 2000 :
«… on peut prévoir que la pratique vernaculaire héritée aura totalement cessé dans une trentaine d’années. » 
Me limitant au béarnais, j’en ai vu une preuve naïve dans les messages des lecteurs que la presse paloise (La République des Pyrénées et l’ Éclair) publie à l’occasion de quelques dates d’échanges entre amis ou parents, jour de l’an, St Valentin, fête des Mères, etc. : un seul en béarnais sur 200 en 2004, aucun au jour de l’an 2012 ; j’en fis l’objet d’une contribution à Alternatives paloises :
http://www.alternatives-paloises.com/article.php3?id_article=5609
Malgré ce constat public, ni le camp « béarniste » ni le camp « occitaniste » ne réagirent, puisque le vide béarnais (ou « occitan » !) persistait à la St Valentin :
http://www.alternatives-paloises.com/article.php3?id_article=5703
Même constat pour la fête des Mères, et ça ne s’est pas arrangé en 2013.
Je pourrais donner bien d’autres indices de cette disparition de la langue de l’usage social, mais ne pourrais faire mieux que Fabrice Bernissan, professeur d’« occitan » et président de Nosauts de Bigòrra, section de l’I.E.O. des Hautes-Pyrénées : « Combien de locuteurs compte l’occitan en 2012 ? », Revue de linguistique romane, 2nd sem. 2012, pp. 467-512. Après avoir mené avec rigueur des enquêtes de terrain très poussées dans son département, il en a étendu les résultats avec prudence et nuances aux 14 881 830 habitants des 32 départements du domaine d’oc ; p. 493, il conclut sur le nombre très probable de 110 000 locuteurs, soit à peine 0,74 % de la population et 21 % des 526 000 de l’INSEE en 1999. Et pour l’avenir :
« D’après la répartition démographique par tranches d’âges des locuteurs recensés dans les Hautes-Pyrénées, et en appliquant le pourcentage annuel de recul de la langue, il demeurera en 2020 moins de 40 000 locuteurs natifs de l’occitan. En 2030 ils seront 14 000. En 2050 il demeurera une centaine de locuteurs natifs. Les néo-locuteurs de l’occitan sont probablement aujourd’hui au nombre de 20 000. Le nombre des néo-locuteurs pourrait être stabilisé si le dispositif actuel de transmission par les filières de l’enseignement est maintenu. »
Mais ce n’est que l’aboutissement du « procès entamé depuis des siècles » (P. Bec cité plus haut) ; ainsi, pour le gascon, tout laisse entendre que Fébus, son entourage et ses hôtes “étrangers” pratiquaient déjà largement le français. Et je ne parle pas de la cour de Jeanne d’Albret, princesse française !!!
Il est vrai qu’un heureux concours de circonstances a fait de moi un auditeur fidèle et même un ami de Michel Banniard, et que l’une des premières leçons que j’en ai retenu, c’est que ce sont les couches supérieurs des sociétés qui en mènent les langues. Même mortes, les langues peuvent faire l’objet de savantes études, mais elles ne vivent que par l’usage, et cet usage leur vaut prestige ou mépris selon le rang social de ceux qui les parlent.
Les politiques que chaque camp veut convaincre sont sans doute mal informés de ces sujets complexes, mais ils savent que, rares et très âgés, les derniers locuteurs habituels de béarnais n’ont aucun poids politique. On peut imaginer l’effet que leur fera ce débat entre universitaires qui exhibent leurs titres comme d’autres leurs biceps, leurs tatouages ou leurs galons.
D’où le cri du cœur de l’authentique militant Michel Pujol dans un message du 21 mai 2012, que je traduis de son beau gascon du Couserans :
Du moins Montaigne était-il Gascon, et sa place dans les lettres et la pensée française honore tous les Gascons, dont ceux qui parlent « vers les montaignes, un Gascon […] singulierement beau, sec, bref, signifiant… » (Essais, II, 17).
 
Titre Ier
Les parties en présence

1-1 – Les 21 signataires du Manifeste béarnais

Le Manifeste est une initiative la revue Modèles linguistiques que dirigent André Joly et son épouse. A. Joly est Béarnais ; professeur émérite connu comme angliciste, il a terminé sa carrière comme professeur de linguistique générale à la Sorbonne ; son épouse Dairine Ni Cheallaigh, également connue comme Dairine O’Kelly, est aussi une universitaire. Depuis quelques années, ils vivent à Gurs en Béarn pendant au moins une partie du temps.
Parmi les 19 autres signataires, on compte 14 retraités, dont 13 universitaires (Marie-Stéphane Bourjac, Jean-Claude Chevalier, Raphaëlle Costa de Beauregard, Christian Desplat, Claude Hagège, Georges Kleiber, Robert Martin, Bernard Moreux, Bernard Pottier, Sylviane Rémi-Giraud, Mario Rossi, Henriette Walter, et probablement la Québecoise Pierrette Vachon-Lheureux, qui a débuté sa carrière en 1960) et le lexicographe Alain Rey.
Quant à leur spécialité, en signalant les actifs en italique, on compte 8 spécialistes du français (Jean-Claude Chevalier, Georges Kleiber, Danielle Leeman, Robert Martin, Franck Neveu, Sylviane Rémi-Giraud, Alain Rey et Pierrette Vachon-Lheureux), 3 anglicistes comme le Pr. Joly et son épouse (Raphaëlle Costa de Beauregard, Ahmed El Kaladi, également spécialiste de l’arabe, etDaniel Roulland), 2 hispanistes (Marie-Stéphane Bourjac et Bernard Pottier), 1 spécialiste de dialectologie italienne (Mario Rossi) et 1 autre spécialiste de l’arabe (Hassan Hamzé).
Claude Hagège est inclassable, avec, dit Wikipédia, « des connaissances éparses dans une cinquantaine de langues, parmi lesquelles l’italien, l’anglais, l’arabe, le mandarin, l’hébreu, le russe, le guarani, le hongrois, le navajo, le nocte, le pendjabi, le persan, le malais, l’hindi, le malgache, le peul, le quechua, le tamoul, le tetela, le turc et le japonais » ; mais aucune trace d’occitan ou de gascon… Et ce n’est pas tout, comme on va le voir…
Henriette Walter, bien que n’ayant pas travaillé spécialement sur notre langue, s’est suffisamment bien renseignée pour affirmer, dans ses ouvrages “grand public”, la place particulière du gascon parmi les langues d’oc.
Christian Desplat, historien, est spécialiste du Béarn, mais sans travaux sur la langue.
Bernard Moreux, enfin a beaucoup travaillé sur le béarnais et signé deux dictionnaires.
C’est bien peu pour impressionner des politiques du bon niveau, capables de se faire renseigner par leurs collaborateurs comme je l’ai fait.
Et même, en creusant un peu, les convictions “pro-gasconnes” d’Alain Rey et Claude Hagège paraissent récentes :
Alain Rey, né à Pont-du-Château (Puy-de-Dôme) en 1928, trouve moyen d’attribuer à son « atavisme occitan » sa prononciation défectueuse de certaines voyelles (L’Esprit des mots, Le Havre : Presses universitaires de Rouen, 2009, p. 15).
Et dans l’imposant Dictionnaire historique de la langue française qu’il a dirigé (Paris : Le Robert, 1992), il ignore le mot béarnais et écrit du gascon(n)isme : « S’est dit (1584) d’un tour gascon et généralement occitan employé en français,… ». Quant au vaste encadré qui, sur près de deux grandes pages, traite de L’OCCITAN (LANGUE D’OC), signé par M.-J. Brochard, il intègre purement et simplement le gascon dans l’occitan, suivant la classification du Que-sais-je ? La langue occitane de P. Bec.
Quant à Claude Hagège, interviewé en 2007 par Olivier Le Naire de L’Express, il n’en avait que pour l’« occitan » ; sous le titre « Claude Hagège : “Ne méprisons pas les langues régionales” », on lit notamment :
« Parmi ces dérivés du latin, on compte l’occitan, avec, en Aquitaine, le gascon (dont sa variante béarnaise), et, plus à l’est, sa variante rhodanienne et provençale, mais aussi le catalan, le franco-provençal, le corse. »
Plus loin, évoquant la guerre faite aux patois par la Révolution, il dit :
« Sans parler de l’abbé Grégoire, qui, au retour d’une tournée en province, explique que “les ennemis de la République parlent bas-breton, les défenseurs de la monarchie et de l’autel parlent basque, ceux qui ont juré la perte de la Révolution parlent occitan”. »
Après avoir « été publié dans plusieurs suppléments régionaux de L’Express » cet entretien fut mis sur internet le 12 avril 2007 : http://www.lexpress.fr/region/claude-hag-egrave-ge-ne-m-eacute-prisons-pas-les-langues-r-eacute-gionales_477325.html
Curieusement, il ne reçut qu’un commentaire, et plus d’un an après, le 25 mai 2008 ; mais quel commentaire ! :
« La personne qui fustigeait les langues dites régionales ainsi : “les ennemis de la République parlent bas-breton, les défenseurs de la monarchie et de l’autel parlent basque, ceux qui ont juré la perte de la Révolution parlent occitan » n’était pas du tout l’abbé Grégoire, mais le député Barrère des Hautes-Pyrénées ! De plus, il n’a jamais évoqué un quelconque occitan ou quelque chose d’approchant ! La citation est donc à moitié inventée ! De plus le terme précis “occitan” n’apparaît en français pour désigner une langue qu’en 1896 avec le régionaliste Antonin Perbosc ! C’est dire les approximations que commet Claude Hagège dans cet entretien... […] En fait, en creusant un peu, on s’aperçoit que cela fait plus partie de la foi militante que de la réalité ; mais la force de la répétition, même d’erreurs et d’approximations, peut convaincre même un professeur du Collège de France qui n’a fait que lire des études (occitanistes ou d’inspiration occitaniste) sur la question et n’a jamais lui-même étudié ces questions. »
En revanche, il y a un absent de marque, le seul de bon niveau et qui affirme haut et clair, face aux occitanistes, que le gascon est à part de l’occitan, c’est le Pr. Jean-Pierre Chambon, directeur du Centre d’études et de recherches d’oc (CEROc) à la Sorbonne et membre du comité scientifique du projet de Dictionnaire onomasiologique de l’ancien gascon (D.A.G.), qu’avait lancé Kurt Baldinger à l’Université de Heidelberg. Il vient encore de revenir sur le sujet au cours d’une revue des études du domaine d’oc publiée dans la Revue de linguistique romane (n° 301-302, janvier-juin 2012, p. 208) :
Troisième point clé de la doxa renaissantiste remis récemment en question : l’unité de la langue occitane. Selon certains auteurs, le gascon n’est pas, en effet, à considérer comme une variété d’occitan, mais, du point de vue génétique, comme une langue romane distincte ayant acquis très tôt les caractéristiques définitoires que chacun lui reconnaît 26. Or, longtemps maintenue latente, la question gasconne est le préambule de la question occitane : contrairement au gascon, les variétés occitanes stricto sensu ne connaissent pas, en effet, d’innovations anciennes à la fois communes et spécifiques qui feraient d’elles des dialectes (au sens ordinaire de ce terme) issus d’un état ancien d’occitan commun. 
Et l’absence du Pr. Chambon fait penser à une copie sur Corneille où l’élève aurait ignoré Le Cid

cf. J. P. Chambon et Y. Greub, « Note sur l’âge du (proto)gascon », RliR 66, 2002, p. 473-495 ; « L’émergence du protogascon et la place du gascon dans la Romania » dans G. Latry, op. cit. n. 2. vol. II. p. 787-794.

1-2 – Les 31 signataires de la Lettre ouverte

C’est par message du jeudi 17 mai 00:18, que Patrick Sauzet a diffusé à des « Chers Collègues linguistes » une Lettre ouverte répondant au Manifeste béarnais ; c’est un fichier joint intitulé « 2012 Bearnés e Gascon Responsa a un manifèst.doc »
Cette Lettre est suivi de 31 signatures d’universitaires et de la mention « Pour rejoindre les premiers signataires, merci d’envoyer un courrier électronique à : fpic@free.fr ou patrick.sauzet@univ-tlse2.fr. »
On peut supposer que Partick Sauzet en est le rédacteur principal, avec l’aide de François Pic. La liste de signataires comprend plusieurs personnes que j’ai eu l’occasion de juger, ce qui leur vaut toute mon estime.
Parmi eux, Michel Banniard déjà nommé, à qui il est arrivé naguère de mentionner un livre écrit il y a quelques années par un linguiste bien connu sur un sujet alors à la mode, et qu’il ne trouvait pas bon : « C’est souvent ce qui arrive quand on sort de sa spécialité. »
De fait, à regarder de près la liste, je ne connais aucun écrit de l’un des signataires qui ait traité de la place du gascon dans l’ensemble d’oc, même si plusieurs ont adhéré plus ou moins clairement à ladoxa occitane qui refuse au gascon la qualification de « langue » qu’elle admet pour le catalan.
En tout cas, Pierre Bec n’y est pas ; pourtant, alors qu’il présidait l’Institut d’études occitanes, il a traité respectivement l’occitan, le catalan et le gascon comme des langues romanes distinctes au même niveau que l’italien, l’espagnol et le portugais (Manuel pratique de philologie romane, t. I, Paris : Picard, 1970), puis fait mention des « dialectes » du gascon (Manuel pratique d’occitan moderne, Paris : Picard, 1973, p. 171), et écrit dans son fameux Que sais-je ? La langue occitane, p. 52 :
« Il est difficile […] de séparer le catalan de l’occitan si l’on n’accorde pas le même sort au gascon qui, nous venons de le voir, présente une originalité vraiment remarquable. Il semblerait même que le catalan (littéraire du moins) soit plus directement accessible à un Occitan moyen que certains parlers gascons comme ceux des Landes ou des Pyrénées. »
Et je ne parle pas de l’absence de Jean-Pierre Chambon déjà mentionné au § 1-1.
Globalement, donc, même si les actifs sont ici les plus nombreux, mon impression est que, pour cette Lettre ouverte comme pour le Manifeste béarnais, l’amitié pour les auteurs a été déterminante, avec peut-être le vague souvenir des discours occitanistes entendus pendant leurs études, mais pas sur le fondement de convictions acquises par leurs propres travaux. Cette amitié est flatteuse pour les auteurs, mais peut expliquer la légèreté de l’argumentation avancée, comme on pourra le voir au Titre III.
 
Titre II

Sur le Manifeste

2-1 – Le cadre juridique

Les destinataires du Manifeste ne sont désignés que dans le dernier alinéa de conclusion, écrit en caractères gras ; il s’adresse « à toutes les femmes et à tous les hommes politiques » ; mais où les choses s’embrouillent, c’est quand on observe la campagne à la recherche de signatures d’élus lancée par M. Bidau suivant la mission que lui a confiée M. Joly :
« Veuillez trouver en pièce jointe le texte d’un Manifeste pour la reconnaissance du béarnais et du gascon conçu par la revue semestrielle Modèles linguistiques.
« [présentation de cette revue fondée en 1979]
« Par le présent Manifeste, [résumé de ce texte]
« D’où ce Manifeste que nous vous invitons à soutenir en apposant votre signature. »
Cela me parait relever d’une certaine ignorance du droit public qui régit nos institutions républicaines, ignorance qui apparait aussi dès les trois alinéas qui ouvrent le Manifeste, en revendiquant en quelque sorte « une révision constitutionnelle qui jamais ne vient » et qui serait indispensable pour « le destin des langues dites régionales, ou mieux, minoritaires ».
Outre que la Charte européenne ne fait aucune différence entre les qualificatifs « régionales » et « minoritaires », c’est en contradiction avec la référence que le 3ème al. fait à l’article 75-1 de la Constitution, article qui « vaut bien plus qu’une loi », selon le commentaire particulièrement pertinent de M. Frédéric Mitterrand, alors ministre de la culture.
Or cet article est placé dans le titre XII relatif aux collectivités territoriales, leur conférant la responsabilité principale et donc les pouvoirs pour conserver leur patrimoine linguistique. En même temps, l’État central se trouve dessaisi des questions de fond relatives à ces langues. En clair : les administrations de l’État, Éducation nationale et Culture notamment – donc la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France (DGLFLF) — et même le législateur ordinaire (députés et sénateurs, en dehors de leur pouvoir constituant) ne peuvent constitutionnellement désigner les langues régionales ; mais les élus des régions, départements et communes ont la pleine compétence pour faire adopter directement par leur collectivité territoriale ce qu’ils jugent utile pour le maintien de la langue qui y est pratiquée. Et ensuite seulement, s’il l’argent leur manque, ils pourront demander des subventions à l’étage supérieur… Mais il est inefficace, voire ridicule, de leur faire demander par pétition ou manifeste ce qui est dans leur pouvoir direct octroyé par la Constitution.

2-2 – Corollaire : caducité de la liste des « langues de France » de 1999

Le Manifeste critique l’unicité adoptée pour le domaine d’oc « dans la liste établie par la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France (DGLFLF) en 1999 ».
Sur le fond, je suis évidemment d’accord, étant intervenu au niveau des ministres dès 1999. Mais cet énoncé comporte des inexactitudes susceptibles de nuire à l’idée que les autorités destinataires pourront se faire des signataires du Manifeste :
1° La « liste » n’a pas été établie par la DGLFLF : elle est l’aboutissement du rapport d’avril 1999 du Pr. Bernard Cerquiglini ; alors Directeur de l’Institut nationale de la langue française, ce linguiste spécialiste du français, surtout ancien, et acteur de premier rang dans la défense de la langue française, en avait été chargé par lettre du 22 décembre 1998 des ministres de l’éducation nationale, Claude Allègre, et de la culture, Catherine Trautmann.
2° À l’époque, Mme Anne Magnant était Déléguée générale à la langue française ; cela s’est donc fait en dehors d’elle et de sa Délégation générale.
3° Ce n’est qu’en 2001 que l’on a ajouté « et des langues de France » au nom de la Délégation générale, devenue, alors seulement, DGLFLF, et M. Cerquiglini fut alors nommé Délégué général ; il fut remplacé par M. Xavier North en octobre 2004.
4° Comme tout autre rapport, celui-ci n’a aucune valeur juridique ; il n’a été suivi d’aucune décision juridique et une telle décision qui en reprendrait aujourd’hui les conclusions, même amendées, excèderait la compétence administrative résultant de la Constitution.
Et surtout, ce rapport n’est pas scientifiquement défendable :
La lettre ministérielle du 22 décembre 1998 le chargeait de dresser « avant le 30 janvier 1999 […] la liste des langues de France au sens de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires ».
N’étant en rien spécialiste des langues régionales, B. Cerquiglini ne put « s’empêcher de noter combien faible est notre connaissance de nombreuses langues que parlent des citoyens français. » Il fit de son mieux pour finalement réaliser en 3 mois ce qu’on attendait de lui en 5 semaines.
Or l’un des deux « spécialistes » du domaine d’oc qu’il avait consultés était M. Jean Salles-Loustau, inspecteur général de l’éducation nationale chargé des langues régionales, qui n’a jamais caché son engagement déterminé pour l’« occitan » et qui quatre ans plus tôt s’était fait remarquer par une interview d’un journal du Béarn où il avait déclaré : « On n’est pas là pour enseigner le patois. Le patois est mort, c’est l’occitan qui reste. »
Et la Délégation générale à la langue française avait alors comme chargé de mission pour les langues régionales M. Jean Sibille, occitaniste déjà cité.
Le résultat en est que sur un total de 75 « langues de France », M. Cerquiglini a trouvé naturel d’en dénombrer 28 différentes pour les quelque 180 000 autochtones de la Nouvelle-Calédonie et de distinguer le créole de la Martinique de celui de la Guadeloupe ; mais pour les quelque 13 millions d’habitants de 33 départements du sud de la métropole, un « seul occitan », car, écrit-il, « L’unité linguistique est en effet fort nette, même si une diversité interne est perceptible. ». Même dans le domaine d’oïl bien mieux traité avec 8 langues, M. Cerquiglini oublie le champenois, qui fut pourtant langue littéraire au moyen âge et que la Belgique reconnait aujourd’hui comme « langue endogène ».
Sans doute ne devait-il pas beaucoup croire à la Charte européenne ; naguère, il a confié honnêtement à une doctorante de Grenoble : « c’est vrai qu’il y avait un peu de provocation de ma part, un petit peu ! Mais c’était volontaire ; quand je l’ai publié, Allègre (...) l’a vu et a dit : “Cerquiglini est devenu fou !” […] » (entretien accordé le 12 juillet 2007 à Amandine Rochas et rapporté par elle dans « La France et ses langues régionales : vers une science de gouvernement linguistique ? »
http://www.congresafsp2009.fr/sectionsthematiques/st43/st43rochas.pdf); et je rappelle que MM. Allègre et Cerquiglini sont des collègues, professeurs des universités.
Il n’est donc pas étonnant qu’on lise dans une présentation des « Langues régionales et “trans-régionales” de France », sur le site de la Délégation générale
http://www.culture.gouv.fr/culture/dglf/lang-reg/methodes-apprentissage/1langreg.htm :
« Le fait que l’on parle aujourd’hui de langues d’oïl (au pluriel) et de dialectes d’oc, mais delangue occitane (au singulier), est un choix politique et non scientifique, répondant aux enjeux du moment. » Charles de Lespinay, 20 janvier 1999.
Voilà donc un rapport vieux de 13 ans, bâclé dans son élaboration par un linguiste dont ce n’était pas du tout la spécialité et qui ne l’avait pas pris au sérieux, parsemé d’erreurs scientifiques patentes, dans l’ignorance totale des aspects sociolinguistiques, et jamais traduit en acte administratif par les ministres qui l’avaient demandé.
Le remettre en vedette est une erreur stratégique, et même politique, car c’est une vraie bombe à retardement, du fait qu’il a glissé de la notion de « langues régionales » autochtones, seules protégées par la Charte, à celle de « langues de France » où il inclut notamment le berbère et l’arabe dialectal. Dès lors, tout ce qui sera mis sur pied pour les langues régionales (sans profit garanti en Métropole) sera revendiqué par les locuteurs de ces langues d’ailleurs, au nom de l’égalité des citoyens devant la loi, inscrite à l’article 1er de la Constitution. Est-on près à généraliser dans nos banlieues le bilinguisme français-arabe et français-berbère (enseignement, signalétique, accueil dans tous les guichets de l’administration, etc.) ?

2-3 – Les reproches faits à la région Aquitaine

Le premier titre du Manifeste, « Région Aquitaine : le cas du béarnais et du gascon » pose d’emblée la question de « la langue d’oc » ; mais il commence mal en attribuant à Dante la paternité d’une expression qui avait déjà cours avant que Dante ne l’utilise, comme Paul Meyer l’avait fait remarquer dès avant 1889 (Annales du Midi, 1889, p. 14).
Le Manifeste justifie sa critique de l’inclusion du béarnais et du gascon dans l’occitan en évoquant…
les « pratiques dans la région Aquitaine à tous les niveaux. Ces pratiques sont largement discriminatoires à l’égard du béarnais et du gascon, qui ne sont pas soutenus comme ils devraient l’être s’ils étaient traités séparément en tant que langues — et, partant, en tant que cultures — structurellement autonomes de la région Aquitaine ».
Mais aucun fait précis n’est cité à l’appui de cette critique, très vraisemblablement fondée sur la croyance que ce qui est enseigné en Béarn, pour ne citer que ce qui est plus facile à vérifier, n’est pas du gascon de Béarn. Car les anti-occitanistes ne veulent absolument pas reconnaitre la langue gasconne et béarnaise quand elle est écrite en graphie classique de l’I.E.O.
Si l’on veut bien dépasser le premier mouvement de rejet, force est de constater, pourtant, que les textes en graphie occitane, même récents, sont souvent d’une bonne tenue et ne déshonoreraient aucun félibre de la vieille classe.
L’une des conséquences que le Manifeste ignore, c’est que sous l’étiquette d’« occitan », c’est le béarnais qui est la variété gasconne la plus enseignée en Aquitaine — je ne puis me prononcer pour la région Midi-Pyrénées — tout simplement parce que les ouvrages pédagogiques de base ont été produits par les Béarnais orthéziens de Per noste.
Ainsi, au début de 2012, j’ai passé en revue la page « langues régionales » de cinq numéros de la revue du Conseil régional d’Aquitaine, du n° 39 de décembre 2010-janvier 2011 au n° 43 de novembre-décembre 2011. Sur un total de 96 pages annuelles, 4 numéros en ont partagé à égalité une entre l’« occitan » et le basque ; déduction faite de l’espace occupé par la « synthèse » en français et des photos, il ne reste que 0,8 page de langue, soit 0,83 % de la surface totale de papier ! Et la surprise, c’est en « occitan » la prépondérance du gascon, et surtout du béarnais : 0,63 page (les 4/5èmes) contre 0,17 pour le limousin de Périgord, et rien pour le languedocien du Sud de Dordogne et du Nord de Lot-et-Garonne. Certes, c’est en graphie occitane et la phrase calque directement une pensée exprimée en français, avec quelques sottises du “patois” de l’I.E.O. Mais tout compte fait, c’est un béarnais très passable…
Pratiquement, donc, sous la pelisse d’« occitan », c’est le béarnais qui envahit l’Aquitaine !! Les autres locuteurs d’oc, Gascons, Limousins et Languedociens, vont-ils protester ??? C’est en tout cas un bel exemple du désordre linguistique produit par la confusion de tous les parlers d’oc sous le nom d’« occitan », tout le contraire de ce qu’il aurait fallu faire pour les conserver.

2-4 – Les justifications historiques et linguistiques du Manifeste

Le Manifeste poursuit en invoquant l’histoire au profit du béarnais : « dans l’ensemble gascon, le béarnais est écrit depuis le XIe siècle. » C’est semble-t-il la reprise de la “galéjade” de six linguistes occitanistes qui, dans une lettre du 22 janvier 2009 au Président du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques, faisaient remonter l’écrit béarnais au For d’Oloron de 1080. Mais pour les historiens, le texte béarnais que nous en avons date de 1290, traduction du texte latin primitif. Dommage, même si les erreurs des uns peuvent excuser celles des autres.
Puis vient l’argument linguistique, évoquant l’avis des linguistes et sociologues « depuis le milieu du XIXe s. », mais n’en nomme aucun, hormis le sociologue béarnais Pierre Bourdieu. Une phrase centrale mérite l’attention : « le béarnais, et plus généralement le gascon, est non seulement une langue romane autonome […], mais aussi une langue à part entière par l’ensemble de ses traits dé?nitoires […] qui la différencient, par exemple, du languedocien et du provençal. » Au plan linguistique, il n’est question que d’« une langue », le gascon en général et le béarnais en particulier, et non de deux langues que l’on pourrait opposer par des « traits définitoires » différents ; deux autres passages du Manifeste vont dans le même sens, comme d’autres écrits proprement linguistiques du Pr. A. Joly. Donc rien à dire sur le fond.

2-5 – Une conclusion ambigüe

Vient la conclusion déjà évoqué, qui tend à « faire inscrire séparément le béarnais et le gascondans la liste des langues de France […]. » Sans revenir sur mes remarques des §§ 2-1 et 2-2, je souligne l’ambigüité de l’adverbe « séparément » : béarnais séparé du gascon comme des autres langues ou béarnais et gascon unis, comme le particulier au général, mais séparés des autres langues ? Seule cette seconde interprétation est conforme à l’énoncé de l’argument proprement linguistique… et désamorce la critique de la réponse occitaniste.
 
Titre III

Sur la Lettre ouverte

3-1 – L’intercompréhension « validation de l’espace occitan » ?

La Lettre ouvre le débat de fond par un alinéa de généralités sur la difficulté posée par les notions de langue et de dialecte. Mais l’alinéa suivant tranche le nœud gordien, avec le sabre de l’intercompréhension finement aiguisé par le félibre grand ami de Mistral Jules Ronjat (1864-1925) qui, pour avocat qu’il fût de profession, a laissé son nom à une œuvre immense de linguistique d’oc. C’est de bonne guerre, car beaucoup d’occitanistes pensent que c’est le courant de pensée félibréen qui conduit à la contestation de l’empire occitan.
L’intercompréhension à travers l’espace qu’on dit « occitan » en serait le fondement même. C’est oublier qu’elle a été “torpillée” par le Manifest catalan de 1934 où on lit notamment cette phrase catégorique (traduite du catalan) :
« Nul n’aura l’idée de dire que le catalan et l’italien appartiennent à une même unité linguistique par le seul fait qu’un public catalan puisse suivre avec une relative facilité une représentation théâtrale en italien, langue facile si on la compare avec certains parlers occitans comme l’auvergnat ou le gascon, compréhensibles seulement pour qui s’est adonné spécialement à leur étude. »
L’histoire des idiomes d’oc confirme ces vues des Catalans ; ainsi, quand vers 1340 les lettrés toulousains excluaient le gascon des concours littéraires qu’ils règlementaient dans les Leys d’amors, promulguées en 1356, ce n’est pas parce qu’ils ne comprenaient pas les habitants de la ville s’exprimant dans cette langue.
D’autre part, on ne doit pas oublier que, comme P. Bec, les linguistes dépourvus de préjugés mettent toujours le gascon à côté du catalan face au reste du domaine d’oc, auquel le catalan appartient pourtant  incontestablement au plan proprement linguistique.
Jacques Taupiac, signataire de la Lettre, le sentait bien quand il voyait la solution de la communication entre le Béarnais d’Orthez et l’Auvergnat de Clermont dans l’apprentissage de l’occitan standard par les deux (Pichon diccionari francés-occitan, 1977, p. 14). On croit rêver !
Histoire de faire sourire, enfin, voici une phrase du fameux sermon pastiche du curé de Bidèren qui m’est venu à l’idée alors que je pensais à la vanité de ces débats : « You, qu’èy bèt ha brouni la paraule de Diu; en baganaut que m’esganurri enta-p coo transi » ; même transcrite en graphie occitane « Jo, qu’èi bèth ha bronir la paraula de Diu; en vaganaut que m’esganurri enta-v còr transir », quel non-Gascon, fût-il linguiste, la comprend d’emblée ?
Exit donc l’intercompréhension…

3-2 – L’histoire au secours de l’unité occitane ?

La Lettre ouverte appelle alors l’histoire à son secours car « la langue d’oc ou occitan est l’une des plus anciennement et précocement individualisées par le sentiment spontané des locuteurs et des écrivains. » La phrase est belle, bien tournée… mais sans le moindre début de preuve.
Je résume ce que Guilhem Pépin et moi-même avons exposé dans notre La “Langue d’oc” ou leS langueS d’oc ? paru en mars 2009 : À la suite de tous les linguistes et historiens qui ont publié sur ce sujet depuis Paul Meyer et Camille Chabaneau, nous avons rappelé que « langue d’oc » est une appellation populaire, sans aucune valeur linguistique, donnée par les Français du Nord aux parlers des populations des possessions du comte de Toulouse rattachées directement à la couronne au XIIIe s. Nous n’avons trouvé aucun témoignage d’un sentiment d’unité « panoccitane » au sens de l’occitanisme des XXe et XXIe s. L’absence de nom commun autochtone de l’ensemble des parlers d’oc que nous allons constater maintenant est sans doute le meilleur indice de cette absence de conscience unitaire.

3-3 – Les noms des parlers du Midi dans l’histoire

La Lettre ouverte invoque encore l’histoire pour le nom de la langue : « Cette langue […] a reçu dès le moyen âge le nom de langue d’oc (en latin lingua occitana d’où occitan), elle a aussi, et toujours dans son ensemble, été désignée par les termes de limousin, de provençal ou de gascon, pris latissimo sensu. […] ».
En 1962, Pierre Bec avait traité le sujet en quatre pages de son “Que sais-je ?” La langue occitanedéjà cité. Ici, on les condense en trois lignes, en effaçant les nuances et précisions de l’original, dont Jean-Pierre Chambon a pourtant déjà montré les faiblesses imputables à la confusion entre le rôle du linguiste et son engagement militant. On met ainsi cinq à sept siècles sur un même plan et les noms cités le sont sans préciser dans quelle langue ils étaient employés, par quelle catégorie de scribes ou d’écrivains ni le sens que ceux-ci leur donnait, ce qui serait la moindre des choses de la part de linguistes.
Pour résumer toutes les recherches que Guilhem Pépin et moi avons menées, jamais un auteur ou scribe gascon n’a appelé sa langue lingua occitana ou usé d’une traduction gasconne ou française de cette expression latine, tandis qu gascon apparait dès 1313.

3-4 – De l’extension abusive du nom de gascon (XVIe – XIXe s.)

On lit dans la Lettre ouverte : « Le terme de gascon pour désigner l’ensemble d’oc fut particulièrement en vogue à l’époque classique et on a chassé les “gasconismes” du français jusqu’en Provence. »
C’est exact, mais c’est une question complexe, objet d’une étude particulière d’une quinzaine de pages que je résume : La confusion aurait son origine dans le prestige des soldats gascons engagés dans l’un ou l’autre camp de la Croisade albigeoise du début du XIIIe s. ; elle apparait dans les lettres dès le XIVe s. ; au XVIIe des grammairiens parisiens inventent le mot gasconisme pour désigner, négativement, un mot ou une forme qu’ils rejettent parce qu’ils le sentent, doncsubjectivement, comme étranger à ce qu’ils considèrent comme le “bon français”, celui des 
classes
supérieures parisiennes ; ils le qualifient ainsi parce que celui qui en use vient du sud de Loire, incluant de vastes provinces d’oïl.
Ce « gascon » péjoratif est comparable au mot « plouc » dont l’emploi est attesté dès 1880, puis après la Grande Guerre, moment d’une forte émigration de la Bretagne vers Paris. Son usage s’est renforcé notamment au tournant des années 1950 et 1960, époque à laquelle la Bretagne reste perçue comme archaïque. Cette extension du sens de « gascon » est encore moins linguistique que l’opposition oc/oïl… et ne peut être avancé comme une preuve scientifique du sentiment d’unité de la prétendue « langue d’oc », sentiment qu’auraient partagé les locuteurs de cette « langue ».
De fait on ne connait pas de lettré non Gascon, écrivant dans sa propre langue d’oc, qui l’ait appelée « gascon ». L’alignement des Méridionaux « chasseurs de gasconismes » sur les concepts parisiens ne le dément pas, car ils n’écrivaient pas dans leur langue d’oc, mais pour en extirper les traces dans le français de leurs compatriotes. Et Jasmin, le coiffeur-poète d’Agen qui croyait écrire en gascon ne le dément pas davantage, car il n’était pas un « lettré », et faute de connaissances pour l’écarter, il a fait sienne l’idée reçue française de son temps.

3-5 – Les correspondants de l’abbé Grégoire en pays d’oc

Selon la Lettre ouverte, enfin, « certaines des réponses à la fameuse enquête Grégoire de 1790 font bien apparaître l’existence d’une intercompréhension sur de vastes distances de l’espace d’oc. » Ici encore, on ne donne rien de précis ; mais une lecture attentive de toutes les lettres intéressant le domaine d’oc qui ont été publiées ne m’a pas permis de trouver un témoignage précis de cette fameuse “intercompréhension” incluant le gascon. Les correspondants gascons en font état à l’intérieur du “triangle gascon”, mais signalent en général un changement important quand on en sort. Les « Amis de la Constitution » d’Agen, donc non Gascons, écrivent : « la Garonne, qui divise notre département du midi au nord, donne lieu par sa division à deux patois absolument différents. » Et le seul nom commun est celui de « patois ».
Donc rien à en tirer de décisif pour l’unité de la langue d’oc !
 
Conclusion

L’aubaine pour l’État et les collectivités publiques
Si l’on prend un peu de recul, le combat Manifeste béarnais contre Lettre ouverte et Manifeste Pen-Club est pain béni pour tous ceux qui supportent mal l’emploi d’argent public pour nos langues.
À commencer par l’État, et spécialement l’Éducation nationale, prise entre les impératifs d’économies venus d’en haut et les demandes de postes venues d’en bas : hormis les pleureuses habituelles de l’I.E.O. ou de la FELCO, il n’y aura pas foule pour réclamer le maintien des postes que le Ministre voudra supprimer dans l’enseignement de ces langues.
Quant aux régions et communes, en dehors des belles paroles, elles n’ont guère envie de débourser pour ces langues dont se désintéresse l’immense majorité des électeurs.
Une expression à la mode est « gagnant – gagnant » ; dans ce cas on peut dire que ce sera « perdant – perdant » pour les deux camps.

XIX - Le Corpus Linguistique de l'Ancien Gascon, Présentation, Base de données, Textes, Répertoires (auteur : Thomas Field)


http://www.umbc.edu/mll/gascon/French/index.html

Extrait 1 : Le contexte linguistique du gascon

La plupart des chercheurs conviennent que ces traits ont leur origine dans le substrat sur lequel le latin a évolué dans ces régions. La langue aquitaine, mentionnée par César, ne nous a laissé que peu de traces : essentiellement des toponymes, des anthroponymes, et des théonymes dans les inscriptions du Bas-Empire (v. Gorrochategui 1995). Ces lexèmes semblent, presque tous, apparentés au basque. On retrouve aussi dans ces régions des traces de la langue ibère, mais l’ensemble des témoignages linguistiques et culturels indique plutôt dans le triangle aquitain une ethnie ibère distincte vers l’est. Trask (1997) affirme que l’aquitain n’est pas apparenté à l’ibère et n’hésite pas à le considérer comme l’ancêtre direct de l’euskara. En outre, les travaux de Michelena sur l’histoire du basque démontrent que certaines des évolutions phonologiques qui donnent au gascon sa physionomie particulière se produisaient au même moment en proto-basque.
L’ouvrage scientifique principal sur le gascon, mettant l’accent sur la zone pyrénéenne, est Rohlfs (1970). Une étude qui traite le domaine gascon dans son ensemble est fournie par Massourre (2012).

Extrait 2 : Le statut linguistique du gascon

Peu de sujets linguistiques soulèvent autant de débats venimeux que la question langue/dialecte, surtout lorsqu’il s’agit d’une langue menacée de disparition. On investit des ressources et des efforts considérables dans des luttes d’où personne ne sort vainqueur, car, pout être précis, aucune solution scientifique définitive à ce problème n’est possible. La notion de «langue» qui règne dans ces débats n’est pas un concept scientifique, et on trouve facilement des cas de par le monde où un parler a abandonné son statut de ‘dialecte de langue X’ pour accéder à un état de langue autonome à la suite d’évolutions politiques ou sociales particulières. Nous sommes confrontés à un problème de politique linguistique et non pas de linguistique pure : voir Chambers et Trudgill (1998).

LA SITUATION ACTUELLE
Aujourd’hui, après des siècles d’histoire commune au sein de la France, le gascon est habituellement classifié, avec les autres formes de la langue d’oc, comme dialecte de la langue occitane. Son caractère particulier a, cependant, toujours fait l’objet de commentaires, et plusieurs chercheurs importants (dont Luchaire, Bourciez, et Baldinger) ont préféré le considérer comme langue autonome. La proposition de Bec (1970-71) d’un groupe occitano-roman, qui engloberait le gascon, l’occitan, et le catalan, semble une solution commode sur le plan purement linguistique.
Toutefois, l’action qui vise à prolonger l’existence d’une langue menacée ne peut réussir sans la formation sur le plan idéologique d’une identité linguistique claire. Depuis plusieurs décennies, les éléments les plus dynamiques dans ce genre d’action se réclament du mouvement occitaniste, qui propose l’intégration du gascon dans une langue occitane unique. L’occitanisme a formulé une norme basée sur le languedocien central, et le mouvement a longtemps fait la promotion de cette forme linguistique unique pour toutes les régions concernées. Une résistance considérable à cetoccitan référentiel en Provence et, plus récemment, en Gascogne a mené certains occitanistes aujourd’hui à une notion plus souple de langue polycentrique. Cette approche, qui a mis longtemps a se concrétiser, est prometteuse, mais elle entre en conflit avec des attitudes puristes européennes, et plus particulièrement françaises, qui réclament la netteté d’une seule forme linguistique “correcte”.

APPROCHES POSSIBLES
L’intercompréhension est souvent citée comme critère pour décider du statut de langue. Cependant, la capacité des individus de comprendre une forme linguistique différente de la leur est assez imprévisible : il se trouve souvent que la compréhension fonctionne dans un sens et non pas dans l’autre et que certains comprennent sans problème des locuteurs dont le langage paraît opaque à d’autres. Pour le cas gascon, voir Field 2009.
Certains savants voudraient interroger l’histoire pour justifier un statut de langue pour le gascon. Lafitte et Pépin (2009) ont récolté un nombre considérable d’attestations historiques qui nous renseignent sur la terminologie et les idéologies qui concernent la langue d’oc, et plus particulèrement le gascon, dans le passé. Leur but est de saper la légitimité de la vision globale d’une langue « occitane », mais leurs données devraient intéresser aussi les occitanistes.
La conscience linguistique des locuteurs est un critère qui est souvent invoqué dans ces débats. Au cours du vingtième siècle, les locuteurs du gascon n’avaient, en général, que le vocable vague et dépréciatif de patois pour désigner leur langue. L’exception principale à cette règle était le Béarn, où il y a eu — et où il existe encore — une véritable conscience du béarnais en tant que langue établie et consacrée. Depuis trente ans, toutefois, la notion que lepatois est en quelque sorte une variété d’occitan se diffuse à travers la région. La notion de langue gasconne est peu répandue.
Quant aux justifications basées sur les structures linguistiques, il s’est avéré impossible d’etablir des seuils de différence qui pourraient justifier des distinctions de langue entre une série de parlers apparentés. Le travail de Chambon et Greub (2002) a fourni des preuves empiriques du particularisme précoce du gascon au sein du gallo-roman. Ces chercheurs prennent soin, cependant, de souligner le fait que leurs conclusions se fondent sur les méthodes particulières de la linguistique comparée. Quoique leur raisonnement puisse servir à justifier l’idée d’une langue gasconne autonome, si nous poussions jusqu’au bout cette approche, nous nous verrions obligés de prétendre que l’occitan est plus proche du français que du gascon, perspective que peu de chercheurs souhaiteraient défendre. Ainsi, bien qu’il ne soit plus possible de maintenir une conception du gascon comme branche issue d’un tronc occitan primitif, le statut moderne de la langue ne se laisse pas résoudre aussi simplement : mille ans d’histoire au sein des circuits communicatifs du sud de la France ont laissé des traces profondes sur sa forme.

CONCLUSION
Aucune des ces approches ne suffit pour résoudre la question. Même prises ensemble, elles ont servi à défendre aussi bien la position du gascon ‘langue autonome’ que celle du gascon ‘dialecte de l’occitan’. Dans le contexte de ce site, le gascon sera envisagé tout simplement comme un ensemble linguistique bien déterminé qui mérite l’attention des chercheurs. Le gascon médiéval, en particulier, manque de documentation, sans doute parce que les médiévistes ont jusqu’à nos jours envisagé la langue d’oc surtout à travers les oeuvres des troubadours. Nous ne prenons pas position ici sur le statut politique et social du gascon en tant que langue autonome.
Pour plus de renseignements, voir Field 2009.

Baldinger, Kurt. La Langue des documents en ancien gascon. Revue de Linguistique Romane, 103-104 (1962) : 331-347.
Bec, Pierre. Manuel pratique de philologie romane, 2 v. Paris : Picard, 1970-1971. 
Bourciez, Edouard. La Langue gasconne à Bordeaux. Bordeaux : Gounouilhou, 1892.
Chambers, Jack and Peter Trudgill. Dialectology, 2nd ed. Cambridge : Cambridge 

University
 Press, 1998, ch. 1.
Chambon, Jean-Pierre and Yan Greub. Note sur l’âge du (proto)gascon. Revue de linguistique romane 263-264 (2002) : 473-495.
Field, Thomas. Présent et passé de la langue de Gascogne. Dans Guy Latry, éd. La Voix occitane: Actes du VIIIe Congrès de l'Association Internationale d’Études Occitanes, 2.745-775. Pessac : Presses de l’université de Bordeaux, 2009.
Lafitte, Jean and Guilhem Pépin. La “Langue d’oc” ou les langues d’oc? Monein : Pyremonde/Princi Negue, 2009.
Luchaire, Achille. Etudes sur les idiomes pyrénéens de la région française. Paris : Maisonneuve, 1879.
XV - Langue sage et langue folle dans le Sponsus (12e s.) : sur un mythe contemporain du rapport Latin / Roman au Moyen Âge Contribution aux mélanges Ph. Gardy (auteur : Michel Banniard)

1] Sur un dualisme…contemporain
         Dans la communauté des spécialistes de la littérature médiévale, une idée est répandue comme un locus communis, l’existence prégnante d’un rapport diglossique entre le latin et le roman au MA. Sous ce terme qui a fait florès, les chercheurs ont placé des quantités de situations qui n’ont souvent que peu de rapport avec une réalité correspondant au type nommé. Dans le cas particulier du rapport entretenu au niveau des représentations et des mentalités dans le monde des lettrés médiévaux, en schématisant un peu, le critère essentiel à l’œuvre dans les descriptions contemporaines (j’entends par là depuis le 20e siècle) est le suivant : le latin, « langue sage » est constamment en position dominante par rapport au roman, « langue folle ».  L’abondance de la bibliographie en atteste : le modèle est présent  partout, au moins en arrière-plan, chez les latinistes, les romanistes, les historiens la culture, et les historiens de la littérature[1].
         Un avatar récent de ce modèle figure dans la présentation du Sponsus[2] lui-même, établie dans le document de présentation de l’atelier qui a été consacré à cette œuvre.[3]  Son orientation doit beaucoup aux modèles habituels et sûrement quelque chose aux travaux d’ Y. Cazal. Après bien d’autres, en effet, cette philologue s’est interrogée doctement sur une répartition hiérarchisée de l’emploi du latin et du roman en insistant sur la subordination du second par rapport au premier, avec une argumentation fondée sur des critères de valeur culturelle et religieuse[4]. Son étude porte sur un ensemble de monuments qui, effectivement, mettent en œuvre les deux langues ; les pages consacrées au Sponsus s’intègrent dans une enquête plus vaste, et s’appuient longuement sur ce dernier pour donner leur point d’orgue à la thèse qui y est soutenue.
         La position de cette communication  est la suivante : la distinction fonctionnelle de type diglossique est dépourvue de sens autrement que dans l’imagination des chercheurs contemporains influencés par le topos qui présente l’avantage d’orner leurs travaux d’un paramétrage apparemment scientifique, donc confortable. La proposition avancée ici, comme dans d’autres communications, et en cohérence avec d’autres chercheurs qui se sont hasardés hors des sentiers battus, est de déconstruire le modèle usuel, statique (domination diglossique), au profit d’un modèle innovant, dynamique (conquête d’un acrolecte)[5].

2] Clercs du Moyen Age et d’aujourd’hui
         Un bref rappel épistémologique est indispensable à la clarté de cette communication. En effet, la remise en cause qui en fait la ligne de crête, fait suite aux effets indirects d’une longue enquête en linguistique diachronique consacrée aux modalités et à la chronologie du passage du latin roman. Ses résultats ont abouti à une remise en cause partielle des outils mis traditionnellement (en fait, depuis le 19e siècle) en œuvre dans cette discipline.
La première déconstruction touche les termes mêmes dans lesquels s’exprime depuis le 19e siècle la linguistique  diachronique en tant que telle, parce que c’est là que se débusque le premier dualisme, bien à l’œuvre dans le modèle mental traditionnel des philologues et des linguistes. Ils opposent en effet deux langues[6] :
D’un côté le latin littéraire[7] : « langue sage » : structurée, savante, ordonnée, immuable, fiable, sacrée, écrite [grammatica/ littera/ doctrina…]
De l’autre le latin vulgaire : « langue folle » : amorphe, ignare, désordonnée, mutante, infidèle, profane, non écrite [rusticitas/illiterata/rudis…].
En conséquence, cette prétendue description s’est transformée en prescription bien réelle à deux niveaux :
a)     La genèse des langues romanes (même sous la plume de linguistes à la pensée sophistiquée) répond essentiellement au principe de la « pathogénèse » [Entropie].
b)    Par voie de conséquence, la situation langagière du Moyen Age a été et est encore souvent  décrite en plaçant le rapport entre roman et latin sous le signe  de la « diglossie » [Soumission].
En d’autres termes, selon ce point de vue, à partir du 9e siècle, le roman est venu prendre la place du latin « vulgaire » en tant que « langue folle », tandis que le latin, désormais privé d’adjectif, puisqu’il est « la lettre » par définition (scire litteras)[8], est érigé en bloc au rang de « langue sage ». C’est ainsi que s’est construit au 19e siècle un artefact langagier, avec une évidente conséquence dans la nomination des langues romanes, le latin « vulgaire » conduisant en ligne directe aux langues dites « vulgaires ».
         Prendre conscience de ces artefacts a été compliqué et la révision de nos modes de recherche et d’enseignement requiert là aussi une conquête intellectuelle, autrement dit un renoncement au confort. Le petit tableau affiché en annexe décrit et signe l’ampleur des modifications : il a existé une latinophonie qui a vécu et évolué comme toute langue vivante jusqu’à sa métamorphose en un nouveau type de cette langue : l’espèce « latin » n’a pas disparu, c’est le type qui a muté. Tout jugement de type « moral » de la part des linguistes et des philologues, voire des historiens, trahit la linguistique (objective) au profit de l’éthique (subjective). Ceux qui ont étudié et construit les atlas linguistiques, notamment en  France, les dialectologues, ou étudié les structures des sociétés rurales passées, les ethnologues, mais aussi en général les spécialistes de l’histoire culturelle pourvus d’un regard un tant soit peu anthropologique, savent combien ce modèle dualiste a sévi et sévit encore sous la forme d’un mépris des « patois », « langues folles », par rapport au français, « langue sage ». Au 19e siècle, en effet, ce fut au tour du « français » de prendre la place du « latin » et aux dialectes, notamment occitans, de prendre la place du « vulgaire »[9].
Tout ceci conduit à une évidence : dans certains domaines « sensibles » (où en fait dominent les affrontements idéologiques), les noms ne sont pas innocents, mais au contraire signent un rapport de force qui entraîne la mise en place d’une échelle de valeurs. Or, nous sommes habitués au maniement de noms qui sont familiers aux médiévistes, « langues vulgaires, langues vernaculaires » : ces dénominations sont censées renvoyer aux langues non latines (elles « descendent » du latin, au sens péjoratif du lexème), autrement dit maternelles ou « naturelles », en l’occurrence les langues romanes et les langues germaniques, essentiellement pour l’Europe. Mais nous ne prêtons plus attention au fait que ces noms remontent à un patrimoine intellectuel médiéval totalement marqué par un dualisme clérical[10] : ce sont en effet exclusivement les auteurs latins du Moyen Age qui s’abritent derrière cette terminologie, les auteurs romans ne l’employant jamais, du moins dans la plus ancienne poésie d’oc ou d’oïl. Au contraire, ils désignent leur propre langue en termes à la fois précis et neutres, c’est-à-dire valorisant par rapport aux désignations employées par les clercs, leurs contemporains[11]. A l’intention de ces rivaux implicites, auxquels ils s’adressent souvent, les poètes romanophones construisent de véritables plaidoyers en faveur des langues modernes, voire esquissent des arts poétiques, le tout ayant à la fois comme promoteurs et comme cibles les nouvelles élites laïques féodales.
Cela signifie que les chercheurs d’aujourd’hui en employant cette terminologie structurée comme un traité de moralité langagière reproduisent le modèle clérical du Moyen Age, avec toutes les intrications mentales qu’invoque, consciemment ou non, un tel choix. Cette absence de métalangage passe d’autant plus inaperçue que le vocabulaire clérical médiéval s’est en fait parfaitement accordé aux modèles mentaux qui ont présidé à la naissance de la philologie romane il y a un siècle et demi[12].

3] Parite langagiere
Le moment est donc venu de parler de la deuxième déconstruction, impliquée par la première : donc,  écarter tant ces modèles que ces noms,  d’abord parce qu’ils ne répondent pas à l’objectivité scientifique, et parce qu’ensuite cet outillage mental a brouillé durablement les cartes, défaillance particulièrement nette dans le cas d’œuvres où les deux langues, latine et romane, sont directement associées au sein d’une même œuvre, comme le Sponsus.
En effet, mais je serai très bref là-dessus, la répartition binaire dualiste a empêché les linguistes de décrire la langue écrite du Haut Moyen Age, puis du Moyen Age féodal, en tenant soigneusement compte de ce fait, pourtant bien avéré,  résumable en deux formules :
Il n’existe pas un latin, mais des latins, certains étant en fait du roman latiniforme, aux 8et 9e siècles  (latinitas minor) – ce qui signifie en particulier que les fameux premiers monuments romans des 9e et 10e siècles n’ont qu’un caractère très partiel de primauté[13].
Il n’existe pas un roman, mais des romans, certains étant en fait des acrolectes très savants (romanitas maior) [14], qui sont présents dès le début (10e – 11e s.), tant en domaine occitanophone qu’en domaine oïlophone.
En document annexe, le tableau décrivant les niveaux de langue en latin carolingien écrit a une double fonction : donner à voir directement le résultat d’une archéologie linguistique qui a mis à jour des couches langagières, jusque-là restées invisibles sous le manteau d’Arlequin « latin »[15] ; ouvrir sur la possibilité d’une application aux textes de latin médiéval, précisément ici au Sponsus.
Le résultat global de ces considérations est obvie : le modèle diglossique opposant latin et roman est tout simplement faux, même au niveau de l’analyse des monuments littéraires, ce qui nous conduit à invalider les présentations récentes du Sponsus parce que le roman n’y est nullement la « langue folle », le latin nullement la « langue sage », cela, par ricochet interdisant tout étiquetage de type exégétique, ou pire de type « gender categorizing ».
         L’argumentation sera simple dans la mesure où il s’agit de prendre à contre-pied les contorsions incertaines imposées par le modèle usuel, pour appliquer directement les principes du contre-modèle qui vient d’être proposé. Pour ne pas alourdir la démonstration, je me bornerai à exposer d’abord quelques fluctuations de niveau dans les parties latines, dont l’identification conduit à y débusquer, à côté de séquences en sermo altus[16], des séquences en  sermo humilis[17], qui,  relevant à l’évidence du niveau 2, sont en fait justiciables de la qualification de « para-roman » ; inversement, on verra que l’occitan fluctue également, avec, à sa manière des zones de sermo humilis, mais aussi des pics en structures tendues, se plaçant du côté du sermo altus[18].
Soit donc d’abord une reconsidération du latin, ou plutôt de ce qui est graphiquement désigné comme « latin ». Cette part du texte est fréquemment  de niveau 2, para-roman, en suivant le classement proposé en annexe.
a) VI, 28-30 (Fatuae) :
Nos virgines que ad vos venimus/ negligenter oleum fudimus ; /ad vos orare sorores cupimus…
« Nous les jeunes filles qui venons vers vous, nous avons épuisé l’huile par manque d’attention ; c’est à vous que nous désirons adresser notre prière… »[19].
La morphologie sans opacité  est transposable directement en roman, pour peu que la graphie latine ne masque pas ce fait.
Relevons le cas remarquable de ad vos : Datif > Accusatif prépositionnel > CRIP+.
La syntaxe est linéaire et progressive, en ordre « descendant » de type roman.
Le vocabulaire est pan-roman, même l’adverbe en –ter n’est pas impossible au 11e siècle (cf. noctanter > nuitantre en oïl).
En outre, la prononciation « cicéronienne », voire « italienne » à laquelle nous sommes désormais accoutumés augmente faussement l’impression de distance linguistique latin/ occitan. La réalisation orale fluctuait beaucoup selon les régions, le degré d’emphase, les buts communicationnels…et un peu aussi le hasard : mais elle devait être assez proche de celle-ci[20] :
[nos verdjInés ké a v0s vénIm(o)s… Olyo füdIm(o)s…]
Malgré les discussions compliquées et un eu embrouillée des éditeurs, je considère que ce texte circule dans un milieu occitanophone (dialecte limousin)[21]. On sait que  les prétérites sont en –im à P4 et P5 en occitan littéraire médiéval[22].
b)    XI, 53-55 (F.) :
A ! misere, nos hoc quid facimus ?/ Vigilare numquid potuimus ?/ Hunc laborem quem nunc perferimus, /nobis nosmed contulimus…
« Ah ! Misérables, que faisons-nous ici, nous ? Oui, vraiment, étions-nous capables de rester éveillées ? Cette épreuve qu’à présent nous endurons, c’est nous-mêmes qui nous la sommes imposée… ».
La langue est du même niveau qu’en a), poreuse à la langue parlée commune, qui se glisse directement dans l’énoncé sous la forme nosmed, « nous-mêmes ».
Deux archaïsmes, nobis et numquid font apparemment obstacle à cette transparence. Mais le premier peut renvoyer à un CRIP-, fréquent en AFC et en AOC ; le second recouvre peut-être quelque forme limousine et reste de toute façon intelligible dans le flux intonatoire.
c)     XVI, 75 (F.):
A! misere nos ad quid venimus ?
« Ah ! Misérables, dans quel but arrivons-nous ? »
La transposition directe en roman (du 12e siècle) se fait sans difficulté.
[a !  mIsere, nos a ke venims ?]
78     
Ad nuptias nunquam intrabimus…
« Jamais nous n’entrerons pour les noces… »
La langue reste de niveau 2-3. L’ordre des mots avec un complément de but antéposé au verbe n’est même pas marqué en roman médiéval archaïque (la lecture des premières Chansons de geste ou des troubadours les plus anciens suffit à s’en convaincre). Le futur, lui archaïque (niveau 4-5), est peu gênant, parce qu’oralement il se confond avec le passé simple occitan [intrabimus / entrams].
d)    XVII, 81-82 (F.):
Aperire fac nobis ostium cum sotiis; prebe remedium !
« Fais nous ouvrir l’huis en même temps qu’à nos associées ; offre nous le remède… »
L’ordre des mots est un peu « jambe en l’air », mais voyez celui de la poésie d’oc ou d’oïl médiévale, et au besoin, celui du français parlé spontané.
Avalle se complique un peu la vie (ceci dit respectueusement), p. 77, note 82, où il impute à cum le sens de « comme ». Mais si c’était le cas, il faudrait lire qom, issu de quomodo, bien attesté en LPT et en roman. Mais il est bien plus simple d’y voir le sens premier « avec », au sens de « en compagnie de », l’idée étant « laisse nous passer en même temps que les cinq autres ».
L’erreur provient de l’idée que la forme locale apud/ apud hoc/ ab/ ab hoc/ (bien attestée en latin mérovingien) avait évincé depuis longtemps l’ancienne forme cum. Mais nous savons aujourd’hui qu’il y a eu une longue prériode de polymorphisme dont cette occurrence, tout à fait possible au 11e siècle est la preuve, même si alors c’était une forme marquée.
Si nous étudions le roman, il est de même niveau, voire de niveau supérieur.
La localisation de ce roman est un autre sujet, qui n’est pas essentiel au sujet ici traité (le modèle proposé est indépendant de l’accrochage dialectal ; il peut aussi bien s’appliquer à la Toscane…). Je me borne à préciser que la langue que j’y lis me renvoie assez familièrement au limousin (parlers occitans de Nontron, Chalus, Confolens), et d’autre part à rappeler que les convergences avec l’histoire littéraire de cet espace sont très fortes, à commencer par la floraison des tropes et  des séquences sous l’égide de l’abbaye de saint Martial, sans compter que cette production est contemporaine du premier troubadour dont nous ayons les textes. La présence d’éventuels oïlismes, due peut-être aux avatars de la circulation du texte et des copies, n’invalide pas cette conclusion.
Ce sont les vierges « sages » à qui la parole romane est attribuée de façon majoritaire (les vierges folles ne s’expriment en roman que dans le refrain). Leur niveau de langue est majoritairement le même que celui du latin des vierges folles. La forme des vers[23] contraint évidemment la syntaxe et le phrasé. Elles se caractérisent par la compacité et la densité des moyens d’information : l’implicite y déborde largement l’explicite. Pour réaliser ce point, il faut se déprendre de notre bagage culturel pour mesurer l’englobement extrême du texte dans un savoir complexe (après tout, c’est le propre des paraboles !).
Mais, de plus, il arrive que la syntaxe se tende :
e)     II, 12 (Prudentes) :
Eiset presen que vos comandarum !
« Sortez sur-le-champ à notre ordre… »
La subordonnée temporelle est introduite par un connecteur compact : presen que, qui a nécessité une note longue explicative de l’éditeur (p. 72, n. 12) avec les sens de « aussitôt que », d’où la traduction.
f)      XIX, 69-70 (Mercatores):
Cosel queret, no.u vos poem doner;/ queret lo Deu chi vos pot coseler.
« Vous demandez du soutien, nous ne pouvons pas vous le donner ; demandez le à Dieu qui, lui, peut vous le donner ».
L’énonciation en est tendue et antithétique. Cet effet langagier est renforcé par la construction avec un CRIP- Deu qui complète l’installation de cette langue au rang d’acrolecte littéraire « savant ».
L’emploi de cosel, qui provient  évidemment au latin consilium, renvoie à la terminologie du serment féodal. Dans le programme d’entraide réciproque entre seigneur et vassal,, il est prévu que soit garanti le « conseil », avec toutes les implications du terme : aviser d’une erreur ou proposer une solution. C’est cette deuxième implication qui est invoquée ici, confirmant si besoin était le cadre féodal de cette promotion de l’occitan.
g)     XV, 72-73  (Mercatores):
E preiat las per Deu lo glorios/ de oleo fasen secors a vos.
« Et priez-les, au nom du Dieu de Gloire, qu’elles vous apportent le secours de leur huile ».
La compacité de l’énoncé est renforcée par la construction directe de la subordonnée complétive, dans la plus pure tradition du latin littéraire, antique ou médiéval, et à l’image des structures fréquentes dans le plus ancien français ou occitan littéraires.
L’occasion est trop belle de procéder à une rétroversion en latin para-roman :
Et precatis illas per Deum illum gloriosum/ de oleo faciant auxilium ad vos
Ou en latin plus conservateur :
Et illas precamini pro Deo illo glorioso/ de oleo vobis auxilium ferant, etc…
Ce petit exercice n’a pas d’autre but que de monter que le roman et le latin de ce texte fonctionnent comme un code unique d’acrolecte littéraire.
h)    XIX, 86 (Christus )
Le Christ, dernier intervenant, s’exprime d’abord en latin de niveau 4, puis passe à un occitan, lui aussi de niveau élevé, comme en témoigne la structure du vers 86.
A tot jorns mais vos so penas liureas
« C’est pour toujours que vous êtes livrées aux châtiments… »
Il est clairement traduit pas l’éditeur, mais sans explications grammaticales. Pourtant la construction de penas liureas ne va pas de soi. Non seulement le PPP est précédé par son complément de but, mais en plus celui-ci est construit en CRIP-, bloc particulièrement archaïque, puisqu’il est la mémoire du latin mérovingien. C’est un ancien datif de but, bien en place, mais dépourvu d’une marque claire d’attribution des cas, soit sous la forme suffixée (-is), soit sous la forme préfixée (ad). Ce type de construction se lit fréquemment dans les chartes mérovingiennes et est sporadiquement attestée dans les textes littéraires d’oïl. Elle a évidemment pour effet de rendre hiératique la langue employée.

4] Conquete en cours
         Une citation directe de conclusions qui ont eu un certain succès après la publication de l’ouvrage cité en introduction permettra de conclure : « La langue romane, quand elle est la langue du refrain, figure dans le drame au titre d’une langue éloignée, au double sens du mot : c’est d’abord une langue lointaine pour le drame latin qui l’accueille, langue de l’enfance, de l’autre – la mère, la femme, le laïc, celui qui est dans l’erreur…»[24]. Comme ces lignes ont été écrites en s’appuyant en particulier sur le sponsus, il est justifié d’y répondre. Elles sont bien enlevées, et à ce titre sollicitent l’adhésion du lecteur, précisément séduit par cette allégresse intellectuelle (delectare !), si facilement induite par le jeu des antithèses ; elles vont dans le sens d’un certain courant idéologique « moderne, dans le vent » ; elles entérinent le topos exposé plus haut.
         Mais ces raisons ne résistent pas à une analyse sérieuse de ce monument à deux points de vue. Le premier part d’une constatation tout de même assez obvie : il est impossible de déterminer dans le Sponsus quelque polarisation que ce soit entre le latin et le roman dans la répartition des rôles : latin et roman s’entremêlent sans distinction ; le Christ s’exprime en latin puis en roman ; les vierges folles, plutôt en latin ; les sages, plutôt en roman. Le second requiert la mise en œuvre de concepts sociolinguistiques plus difficiles, mais tout aussi dirimants. Il n’y a aucune opposition entre le latin et le roman qui puisse se fonder sur une hiérarchisation nette des niveaux de langue. En effet, entre des passages en latinitas minor et des passages en romanitas maior, seul un préjugé tenace (même chez les chercheurs modernes) autorise une répartition dualiste séparant une « langue sage, littera » à une  « langue folle, vulgaris ». Si l’on fait l’effort – linguistiquement justifié – de transposer le latin dans sa réalisation orale (au moins axée sur la recherche d’un compromis communicationnel), on percevra combien le versant « latin » et le versant « roman » forment un continuum langagier.
Puisqu’il s’agit de reconsidérer nos modèles usuels d’analyse et de mettre en question le vocabulaire qui y est associé, c’est le moment de relever aussi combien l’emploi sans guillemets de distanciation du terme « farciture » pour désigner ces textes contribue à fausser la perspective : le mot, évidemment d’origine cléricale, stigmatise  une dissonance qui n’est présente que dans l’imaginaire du clerc latiniste qui l’a introduit. Maîtriser son semblable pour protéger son propre pouvoir suppose de le nommer comme différent (justement parce qu’il est semblable) : la nécessité d’un métalangage s’impose aussi aux linguistes et aux historiens.
         En définitive, ce monument est justiciable d’une interprétation en deux temps : oui, l’émergence du roman au cœur du latin dans un texte fortement pragmatique nous frappe, comme elle a dû frapper les auditeurs et les participants de ce temps. Mais non, elle n’a pas été vécue comme une anomalie, ou une dissonance, mais bien plutôt comme la mise en place d’une nouvelle normalité ou d’une nouvelle consonance, où le latin et le roman sont devenus pairs. Evidemment cela signifie une conquête : il ne s’agit pas de plaire à la masse occitanophone (bien qu’elle ait pu y trouver son compte), mais d’installer un acrolecte littéraire roman, effet et signe de l’ascension des élites féodales, bien décidées à disposer de leur miroir.
Fornex 31 10 2013                                                                   Explicit feliciter.
Annexe 1 : Terminologie
LPC : Latin Parlé d'époque Classique [-200 / + 200]
LPT : Latin Parlé Tardif [IIIe-VIIe siècle]
LPT1 : LPT de phase 1 [IIIe-Ve siècle] (LPT «impérial»)
LPT2 : LPT de phase 2 [VIe-VIIe s.] (LPT «mérovingien» en Gaule ; «wisigothique» en Espagne ; «lombard» en Italie).
PF : Protofrançais (VIIIe s.).
AFC : Ancien Français Classique (IXe-XIIIe)
PO : Protooccitan (8e s.)
AOC : Ancien Occitan Classique (10e-13e s.)
CRIP- : Cas Régime Indirect non Prépositionnel (« fonction » ablatif/ datif/ génitif »).
CRIP+ : Même statut, mais avec préposition.
PPP : Participe Passé Passif.
Annexe 2 : Niveaux de langue en latin carolingien (zone d’oïl).
La bibliographie correspondant est donnée en notes 5 et  15. Il s’agit bien du latin écrit, attesté dans de nombreux monuments (chartes, capitulaires, polyptiques…).
I] Protofrançais direct : commandements à l'intérieur du palais adressés aux domestiques, esclaves, etc.... Oralité immédiate en accent local. Evidemment, sous le terme protofrançais, on comprendra toutes les variétés dialectales dont les contours sont en voie d'émergene (lorrain, champenois, wallon...).
II] Latin à phrasé protofrançais saupoudré de quelques latinismes aléatoires : commandements lors de cérémonies solennelles collectives, rapports oraux de missions sur l'état d'abbayes, de corps d'armée, certains polyptiques, etc.... Oralité démarquée en diction plus soignée, mais en accent également roman.
III] Latin à phrasé protofrançais combiné à des séquences plus franchement latines, sorte de lingua mixta : rapports écrits de mission des missi dominici ; capitulaires, notamment le de uillis ; serments. Réalisation orale éventuelle en diction latinisante.
IV] Latin en stylus simplex comprenant des séquences de protofrançais mieux masqué : préambules des capitulaires ; corps des lettres dans les correspondances ; traités particuliers d'éducation. Réalisation orale éventuelle en restaurant la syllabation complète.
V] Latin en sermo altus ne comprenant plus que des séquences brèves de type roman : Vies de saints récrites ; traités de théologie et de controverse doctrinale (Libri carolini) ; poésies soit de forme classique, soit rythmiques. Dans le cas de lecture à haute voix, l'oralité cherche à restaurer l'intégralité des syllabes écrites.
  
[1] On trouvera un dossier et une bibliographie détaillés de cette prolématique dans l’important dossier réuni par B. Grévin. (éd.), 2005, La résistible ascension des vulgaires. Contacts entre latin et langues vulgaires au bas Moyen Age. Problèmes pour l'historien, in MEFR, MA, t. 117/2.
[2] L’édition de référence pour cette œuvre est celle qu’ont procurée D'Arco Silvio Avalle, R. Monterosso, Sponsus. Drama delle vergini prudenti e delle vergini stolte. Testo letterario a cura di D’A.S. Avalle, Testo musicale a cura di R. Monterosso, Milan-Naples, 1965.
[3] Il s’est tenu à l’université de Toulouse-II, le Jeudi 22 11 2012, en prélude à la représentation du Sponsus à l’auditorium Saint-Pierre des Cuisines à Toulouse, dans une mise en scène et sur une musique composée spécialement par Sasha Zamler-Carhart, le Mardi 27 11 2012, le tout s’intégré au festival Déodat de Séverac.
[4] Y. Cazal, 1998, Les voix du peuple. Verbum Dei. Le bilinguisme latin-langue vulgaire au Moyen Age, Genève, Droz, 1998.
[5] Les discussions complexes sur ce sujet difficile font l’objet de différents travaux où se trouvent les mises au point et la bibliographie afférente : M. Banniard, Viva voce. Communication écrite et communication orale du 4e au 9e siècle en Occident Latin, Paris, Etudes Augustiniennes, 1992 ; Id., « Du latin des illettrés au roman des lettrés. La question des niveaux de langue en France (8e-12e s.) », dans P. Von Moos (éd.), Entre Babel et Pentecôte, Différences linguistiques et communication orale avant la modernité (6e-16e s.), Berlin, 2008, LitVerlag, p. 269-286 ; H. Lüdtke, Der Ursprung der romanischen Sprachen. Eine Geschichte der Sprachlichen Kommunikation (2è éd.), Kiel, Westersee Verlag, 2009. ; M. Van Acker, R. Van Deyck, M. Van Uytfanghe, Latin écrit- roman oral ? De la dichotomisation à la continuité, Turnhout, Brepols, 2008.
[6] D’une bibliographie maintenant abondante sur ces questions, voyez en dernier lieu M. Garrison, A.P. Orban, M. Mostert, Spoken and Written Language. Relations between Latin and the Vernacular Languages in the Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2013 et, dans : P. Molinelli, F. Guerini (dir.), Bilinguismo e diglossia nella Tarda Antichità e nel Medioevo, Firenze, Sismel, 2013, les articles de M. Banniard, «Migrations et mutations en latin parlé : faux dualisme et vraies discontinuités en Gaule (5e-10e s.)», p. 89-117 ; C. Codoner, «Terminologia antigua sobre los hechos de lengua respecto al fenomeno de cambio lingüistico», p. 29-85 ; R. Wright, «Bilinguismo nella penisola iberica (400-1000) », p. 149-164.
[7]  Un jeu de mots prêt d’avance sous les termes mêmes du Sponsus, les vierges « folles » sont dites fatue, les « sages », prudentes, qualifications assumées par l’Evangile, Mat., 25, 1-13, où est contée la parabole, origine et modèle de l’œuvre.
[8] Pendant plusieurs siècles, scire litteras a signifié et « savoir lire » et « savoir le latin » de manière indissociable. Ceci à partir du 8e siècle et jusqu’au 12e. Avant, un locuteur pouvait être dit latinophone sans savoir lire. Après un locuteur pouvait savoir lire sans savoir le latin : la conquête de l’égalité par les langues romanes a été signée par l’apparition du calque «savoir lettres» appliqué précisément aux romanophones cultivés.
[9] Cette brève contribution ne peut pas faire place à une bibliographie de référence pour cette approche. Je renvoie juste aux ouvrages de P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982 ; P. Trudgill, Sociolinguistics, an introduction to Language and Society, Londres, Penguin, 1991.
[10] Ce champ de réflexion et la bibliographie qui y affère sont au centre des différents ouvrages de linguistique diachronique cités précédemment. L’application au domaine occitan est engagée dans M. Banniard, La langue des esclaves peut-elle parler de Dieu ? La langue occitane à la conquête de son acrolecte religeux, p. 195-214, in P. Henriet (dir.), La parole sacrée. Formes, fonctions, sens (11e-15e s.), Cahiers de Fanjeaux, t. 47, 2013, p. 195-214. Il s’inscrit également dans une réaction scientifique contre les modèles traditionnels, réaction engagée par les fondateurs du renouveau des recherches en domaine occitan, P. Bec, R. Lafont, etc…
[11] On en trouve des relevés exhaustifs dans : H. Koll., Lingua latina, lingua romanica und die Bezeichnungen für die romanischen Vulgärsprachen, in Estudis romànics, t. 6, 1957-58, p. 95-164 ; J. Kramer, Die Sprachbezeichnungen Latinus und Romanus im Lateinischen und Romanischen, 1998, Berlin.
[12] Sur cette structuration mentale contextuelle, M. Banniard, « La construction du passé langagier : invention du clivage de la parole. Normes bourgeoises et pensée linguistique », in P. Glaude, S. Bernard-Griffiths, B. Vibert (dir.), La fabrique du Moyen Age. Représentations du Moyen Age dans la culture et la littérature françaises du XIXe siècle, Paris, 2006, Champion, p. 191-203.
[13] Cela a été bien établi maintenant par les méthodes de la sociolinguistique et de la sociophilologie diachroniques : R. Wright, A Sociophilological Study of Late Latin, Turnhout, dont les principes se retrouvent dans M. Banniard, Les textes mérovingiens hagiographiques et la 'romana lingua rustica', in M. Goullet, M. Heinzelmann (dir.), L'hagiographie mérovingienne à travers ses réécritures, Ostfildern, De Gruyter, 2010, p. 83-102.
[14] Mises au point sur les concepts de latinitas minor et de romanitas maior par  M. Banniard, La longue Vie de saint Léger : émergences culturelles et déplacements de pouvoir (7e-10e s.), in M. Banniard (éd.), Langages et peuples d'Europe. Cristallisation des identités romanes et germaniques (VIIe-XIe s.), coll. Méridiennes, 2002, p. 29-45.
[15] Présentation dans M. Banniard, « Niveaux de langue et efficacité pragmatique dans les serments carolingiens », in M.F. Auzépy (éd.), 'Oralité et lien social au Moyen-Age (Occident, Byzance, Islam) : parole donnée, foi jurée, serment', Paris, ACHByz, 2008, p. 43-61
[16] Dans les catégories rhétoriques antiques (cicéroniennes), le sermo altus définit le registre de langue et de style le plus élevé. Transposé au latin carolingien et au latin médiéval, il correspond aux niveaux 4-5 de la typologie donnée en Annexe : donc à un latin volontairement conservateur, représentant un état de la langue parlée commune disparu depuis des siècles.
[17] De même le sermo humilis désigne dans les catégories du latin patristique (augustinien), le registre de langue et de style le plus modeste (héritier du genus submissum classique), donc un latin volontairement évolutif. Transposé au latin carolingien et au latin médiéval, il correspond aux niveaux 1-2-3 de la typologie donnée en Annexe. Cela signifie qu’à partir du 8e siècle, et à fortiori au 12e, cette langue écrite demeure latiniforme (pour l’œil), sous l’effet de la graphie, mais est en réalité de structure pré-romane ou romane (pour l’oreille) sous l’effet de la lecture à haute voix ou du chant en situation de communication verticale.
[18] A partir du moment où la langue parlée quotidienne est érigée en langue littéraire, elle parcourt elle aussi les échelles de langue et de style. La langue des troubadours illustre exactement cet accès à la romanitas maior, à égalité avec le latin.
[19] J’ai établi les traductions pour alléger cet exposé bien technique, en suivant les indications et la traduction d’Avalle.
[20] La transcription orale est faite de manière simplifiée, sans recourir aux alphabets phonétiques : il ne faut pas donner l’illusion d’une reconstitution strictement fidèle, comme dans le cas d’une enquête dialectologique. Les voyelles écrites en majuscule indiquent les accents toniques. Les voyelles posttoniques des morphèmes verbaux étaient sûrement apocopées : sous la graphie venimus, on entendra la phonie [venIms].
[21] Avalle, Sponsus, p. 27-45 ; la méthode est aussi suivie dans son ouvrage de synthèse, La doppia verità. Fenomenologia ecdotica e lingua letteraria del medioevo romanzo, Florence, Sismel, 2002, où il enquête longuement avec une bibliographie exhaustive sur la localisation initiale des premières oeuvres romanes en terres d’oc et d’oïl. Mais la méthode rétrospective a ses limites, surtout quand elle n’est pas appuyée par une pratique in vivo des parlers occitanophones de l’Ouest du Limousin, comme c’est le cas dans son étude sur la langue du Sponsus.
[22] J. Anglade, Grammaire de l’Ancien Provençal, Paris, Klincksieck, 1969 (1921), p. 287.
[23] Autre question plutôt mal débrouillée notamment par L.P. Thomas, Le « Sponsus »  (Mystère des Vierges sages et des Vierges folles) suivi de trois poèmes limousins et farcis du même manuscrit. Etude critique, textes, musique, notes et glossaire, Paris, Puf, 1951 ; un peu mieux par R. Monterosso, dans l’édition Avalle, sans que les reconstitutions soient tout-à-fait convaincantes. Du moins, ce dernier dégage-t-il le caractère rythmique des vers (le temps fort correspond à l’accent tonique) et rapproche judicieusement ce monument des productions contemporaines des séquences et des tropes, sans toutefois tirer parti suffisamment des travaux de Dag Norberg , La poésie latine rythmique du haut Moyen Age, Stockholm, Almqvist,1954 et Introduction à l'étude de la versification latine médiévale, Stockholm, Almqvist, 1958. L’exclusion de paramètres classiques (oppositions quantitatives) au profit de paramètres modernes (accents) confirme le caractère non hiératique de ce latin.
 
[24] Cazal, Les voix du peuple, p. 253-254.
 
XVI- Euric et Epiphane : parades langagières et questions linguistiques à la fin du 5e siècle en Gaule romaine  (auteur : Michel Banniard, Directeur d’Etudes EPHE, Paris-Sorbonne)
 
         Sur le sens d’une expression, tout un modèle historique peut être mis en jeu. C’est le cas d’un passage de la Vita Epiphanii[1] qui présente la parole du roi Euric en ces termes: Euricus gentile nescio quod murmur infringens[2] A quelle situation langagière réelle renvoyait le narrateur, écrivant une génération plus tard, Ennode de Pavie ? Cette question s’est posée en particulier lors de la soutenance d’une excellente thèse sur l’Antiquité tardive[3] ; elle a été reprise dans différents séminaires à Paris, au cours de discussions compliquées. Au moment de proposer une interprétation complète du passage en question, je souhaite remercier Jean-Michel Carrié, qui m’avait invité à me pencher sur ce travail, et par ricochet sur ce problème ; Régine Le Jan, dont les travaux ont rendu les Austrasiens plus lisibles, notamment dans le domaine des échanges culturels entre romanophones et germanophones au sein de leurs élites ; enfin, les membres de mon séminaire, notamment Jean Dumont et Yann Lafitte, qui ont contribué à peser le pour et le contre.
         En 475, Euric, roi des Wisigoths, foederati depuis 418, installés à Toulouse, étendait (plus ou moins violemment) sa domination sur la Gaule impériale et s’apprêtait à mettre la main sur l’Auvergne, qui résistait vaille que vaille sous l’autorité de Sidoine Apollinaire avec l’appui d’un héros local, Ecdicius. Après un demi-siècle de cohabitation armée avec le pouvoir impérial, les Wisigoths avaient changé de politique, Euric bousculant les règlements et la tradition. Il s’était débarrassé en 466 de son frère Théodoric II, avait pris le pouvoir, occupé l’Aquitaine I en 469, puis Arles, Avignon et Valence en 470-471 (mais les avait reperdues), et entreprenait d’imposer sa loi (autrement dit ses administrateurs) à l’Auvergne en 475. Ce sont les tout derniers jours de l’Empire, et c’est dans ce contexte que s’inscrit le récit circonstancié d’Ennode.
         Celui-ci, riche de quelques 600 mots, réunit le style maniéré en latin littéraire conservateur bien dans sa manière (il est peu amateur de sermo humilis, comme on le sait), un topos hagiographique en règle sur les vertus du saint (qui est un compatriote), mais aussi un manifeste politique prudent, soucieux de ménager la susceptibilité des nouveaux et tout puissants maîtres de l’ Italie, et en premier lieu de leur roi, Théodoric, sans renier ni la dignité de l’ancien Empire ni l’héritage romain. Il ouvre donc sa narration[4] par l’accession de Julius Nepos au trône au moment où Tolosae alumnos Getas… ferrea Euricus rex dominatione gubernabat,  « le roi Euric gouvernait ses sujets goths d’une poigne de fer (toutes les traductions des passages cités sont personnelles) ». Il enchaîne aussitôt en présentant les causes initiales du conflit de 475 : l’empereur, ayant restauré son autorité au-delà des Alpes (fines imperii…trans Gallicanas Alpes porrexerat),  c’est-à-dire au moins sur les préfectures du prétoire de la Narbonnaise II, de la Viennoise et peut-être de l’Aquitaine I, se trouve évidemment confronté aux incursions incessantes d’Euric. Ennode théâtralise alors le face-à-face inévitable en divisant à part égales les responsabilités : Hinc utrimque litium coeperunt fomenta consurgere, et dum neutrae partes conceptum tumorem uincendi studio deponunt, sic exuperabat causa discordiae, « Aucun des deux camps, sous l’effet de la rage de vaincre, ne renonçait à la démesure initiale, et ainsi la cause du conflit échappait au contrôle ». La perspective politique est là aussi nettement lisible, chez l’auteur du Panegyricus dictus clementissimo regi Theodorico (« Panégyrique prononcé à l’adresse du très clément Théodoric ») : à la différence de Sidoine Apolinaire, lui contemporain des évènements relatés, Ennode gaze soigneusement le caractère invasif de l’expansion gothe. Ces éléments auront leur importance au moment d’interpréter le testimonium langagier.
         La suite du récit[5] se déploie sur le même mode de convenance réciproque entre l’empereur et le roi. En fait, Ennode les met inopinément sur le même pied, lorsqu’ il nous explique que, pris d’un accès de pacifisme (en d’autres termes, il renonce à l’affrontement militaire), Nepos décida de privilégier « la charité entre les rois (inter reges caritas – l’empereur est donc dénommé rex comme Euric !) », donc d’envoyer un négociateur. Une réunion du conseil impérial aboutit au choix de l’évêque de Pavie, Epiphane, qui accepta et se mit en toute pour Toulouse. Ennode livre alors un long passage purement hagiograhique sur le comportement exemplaire de l’évêque pendant le long voyage de la délégation, et sur son succès médiatique auprès du clergé de la région[6].
         La rencontre fut organisée par Léon, romain de haut rang, « ministre » d’Euric, dont Ennode[7] souligne que per eloquentiae meritum non unam iam declamationum palmam susceperat, « la qualité de son éloquence lui avait valu de remporter plus d’un trophée dans l’art de déclamer ». Dès l’ouverture de l’entrevue solennelle, Epiphane adressa au roi son discours[8], reproduit au style direct par Ennode, long d’environ 150 mots, soit un temps de parole de quelques minutes. L’argumentation en reflète bien le compromis recherché : Epiphane rappelle modestement que « c’est l’administration de Dieu qui a confié à Nepos la royauté sur l’Italie » : Nepos, cui regimen Italiae ordinatio diuina commisit - l’Empire est loin, comme on le voit. Il termine sur une offre à double sens, « …qu’il suffise que Nepos ait choisi ou du moins accepte d’être nommé ami, lui qui aurait mérité d’être appelé maître », sufficiat, quod elegit aut certe patitur amicus dici, qui meruit dominus appellari. Tout ceci est dit en sermo altus,  un latin effectivement raffiné.
         C’est ici qu’intervient le passage critique en question[9] : At Euricus, gentile nescio quod murmur infringens, mollitum se adhortationibus eius uultus sui serenitate significat. Il a été traduit par l’auteur de la thèse : « Et Euric, s’exprimant par je ne sais quel bredouillement barbare, montre qu’il a été adouci par les exhortations d’Epiphane[10]… ». Les deux intervenants de mon séminaire ont, eux, proposé une traduction radicale, fidèle au sens étymologique du verbe, « briser », et ont compris qu’Euric s’est brusquement tu. Enfin, il y a un demi-siècle, dans un livre qui a fait date[11], on lit : « …le roi Euric aurait-il pu comprendre Sidoine ? Il devait savoir mal le latin, puisqu’il eut besoin d’un interprète pour répondre à l’envoyé de l’empereur Julius Nepos[12] ». Ces jeux langagiers engagent les interprétations linguistiques ; précisément, il y a tout lieu à mon avis de proposer une traduction différente de celles que je viens d’énumérer, avec à la clef des enjeux historiques dirimants. Pour bâtir une lecture plus solide, nous dépendons de trois facteurs : 1) Le champ sémantique du lexique employé par Epiphane ; 2) La scénarisation de l’entrevue ; 3) La conception implicite ou explicite que nous portons en nous des rapports langagiers entre germanophones et latinophones pendant la période considérée.
         Je partirai de la troisième pour rappeler combien ce dernier point a soulevé de controverses spécialement chez les historiens, mais aussi chez certains philologues et linguistes. Les « temps barbares » ont offert bien des prises aux a-priori idéologiques, dont la rétrospective serait instructive, mais déplacée ici. Nous avons appris depuis à faire un peu le tri, à nuancer, à historiciser les processus, c’est-à-dire à écarter l’image d’un affrontement pur et d’un écroulement sans remède, pour dégager la part des compromis et des échanges entre les groupes « latins » et « germaniques »[13]. Installés depuis longtemps, de gré ou de force, les « envahisseurs », souvent déjà chrétiens, sont devenus latinophones[14]. Certains d’entre eux ont acquis une maîtrise suffisamment élevée du latin parlé tardif pour accéder à une communication orale efficace avec l’élite romaine : cas du roi ostrogoth Théodoric[15]; du roi Burgonde Gondebaud[16] ; du roi franc Sigebert[17] ; sans parler évidemment des souverains wisigoths comme Sisebut[18]. Il convient d’insister sur le fait que, contrairement à des vues désormais périmées, la masse de locuteurs est toujours latinophone aux 5e-6e siècles[19]. Et bien entendu, l’élite romaine ne se contentait pas de parler le latin quotidien du 5e siècle, mais avait aussi accès à la maîtrise des registres élevés de la latinophonie. Seuls de préjugés tenaces ont pu induire des commentaires dépréciatifs comme[20] : « Leurs membres (sc. des couches dirigeantes) se considéraient comme des Romains, bien qu’ils fussent souvent fort peu latinisés. En Auvergne, même l’élite parlait encore, ou de nouveau, le celtique… ». Cette assertion repose sur un passage célèbre d’une lettre de Sidoine Apollinaire[21],  cité récuremment avec le même contre-sens,  parce que précisément il illustre non la réalité langagière, mais les convictions historiques préconçues des spécialistes, qu’une lecture respectueuse de ce que dit vraiment Sidoine invalide[22]. Il faut récuser franchement les deux affirmations, pourtant recopiées à l’envi par les chercheurs modernes stipulant :
a)     Que le latin était moribond en Gaule au 5e siècle (ce que les philologues romanistes ont abondamment transposé en qualifiant la langue parlée quotidienne de non plus « romaine », mais de déjà « romane ».
b)    Que le Gaulois était encore la langue usuelle même de certaines élites (ce passage est lui aussi récuremment cité comme preuve).
Au contraire, une lecture non prévenue permet d’affirmer les deux realia suivant :
a)      Le latin était bien vivant, mais ce qui était menacé, c’était sa forme la plus conservatrice et la plus littéraire.
b)    Les élites de l’Auvergne étaient bien latinophones, mais parlaient le latin avec un accent local (phénomène de substrat). Cela n’exclut nullement évidemment que le gaulois ait été encore vivant sous forme de patois (les locuteurs étaient souvent encore bilingues).
Toujours à l’aune des préjugés, on est surpris de lire dans le même livre le signe d’un étonnant mépris à l’égard de ce témoin[23] : « Sidoine fait figure de vrai intellectuel : partial et pas toujours très scrupuleux ». Romain, érudit, catholique, et fidèle à l’idée d’Empire, Sidoine en somme entrait mal dans les vues pan-gothiques d’Euric et du spécialiste moderne (c’est le roi « barbare » qui, lui, a su ensuite faire preuve de mesure à l’égard du « résistant »). Après avoir ainsi déblayé le passage à la légitimité germanique (les nouveaux venus ne pouvaient pas faire beaucoup de dégâts sur une société mal latinisée, et donc mal romanisée), le même auteur insiste inversement – sans souci de la contradiction - quelques pages plus loin sur le niveau élevé de la culture latine à la cour d’Euric à Toulouse[24], rejoignant en cela les propos de son prédécesseur sur ce sujet[25]. La synthèse de ces données, après révision, conduit à comprendre qu’Euric a vécu au sein d’un peuple germanophone très minoritaire, mais dominant, au milieu d’une masse latinophone, dans le cadre d’institutions latines, et au contact d’une élite lettrée, le tout à la fois dominé et prestigieux.
         Considérons à présent le point 1. Infringere étant un composé de frangere, comme l’attestent tous les bons dictionnaires, a pour sens fondamental « briser »[26]. C’est le sème premier,  générateur des autres sens, tous liés dans une isotopie commune. La iunctura uerborum, infringere uerba, signifie sur cette ligne sémique: « se taire brusquement » ou « bafouiller » (c’est ce dernier sens qu’a retenu la traductrice, suivant sans doute le valeureux Gaffiot[27]). Mais le verbe dispose naturellement de nombreuses extensions métaphoriques accrochées à l’isotopie « briser », dont celles-ci[28]: infractis manibus congemuit : « il gémit en faisant craquer ses mains » ; infringere articulos : « faire craquer ses doigts ». L’OLD propose comme traduction to snap, que l’on peut discuter, mais l’emploi métaphorique ne fait aucun doute. Le sème fondamental de murmur est plus difficile à expliciter, le mot lui-même induisant la confusion sémantique qu’il évoque par mimesis. Il semble désigner tout phénomène acoustique représentant une dégradation d’un son pur, comme la voix humaine, l’OLD offrant en ce sens : haec uox sit modica et magis murmur, « que cette voix soit retenue et plutôt un souffle » ; silentio haec uel murmure audita sunt, « ces paroles furent écoutées en silence ou accompagnées de murmures ». Lorsque Enée découvre aux Enfers les foules de défunts qui volettent le long des rives du fleuve de l’oubli, apparaît la comparaison homérique[29] : Ac ueluti in pratis ubi apes aestate serena/ Floribus insidunt uariis et candida circum/ Lilia funduntur, strepit omnis murmure campus, « Et comme lorsque en plein bel été  les abeilles se posent sur des fleurs variées et se répandent autour des lys blancs, tout le paysage vibre de leur bruissement ». Il s’agit bien d’un son dégradé, à la fois familier et inanalysable, connoté poétiquement de manière positive ou négative. La périphrase nescio quod gentile murmur désigne le gothique, la plus ancienne forme de vieux germanique, attestée par des textes dès le 4e siècle, et parler maternel d’Euric[30]. Elle surprend un peu sous la plume d’Ennode, pourtant habitué à fréquenter la cour de Théodoric à Ravenne, d’autant que le qualificatif de gentile, souvent chargé du sens de « païen » tombe plutôt mal dans le cas d’un chrétien, fût-il arien ; on comprendra donc plutôt le sens plus ancien de « barbare ». A ce compte le vocabulaire classicisant d’Ennode s’inscrit correctement dans une longue tradition de discrimination culturelle entre l’urbanitas réservée au latin et la barbaries réservée aux langues exotiques, dont faisaient partie les dialectes germaniques[31].
         Il convient maintenant de traiter le point 2. Le récit, très construit (genre épidictique !) d’Ennode, pouvait prêter à confusion, justement parce qu’il découpe les séquences en les mettant non pas en succession, ce qu’ont cru certains commentateurs, mais en parallèle. En effet, la phrase se poursuit, après l’attaque participiale initiale en apposition anticipée, par la proposition[32] : mollitum se adhortationibus eius uultus sui serenitate significat. C’est un premier gros plan sur la signification visuelle de l’actus d’Euric (sa gestuelle ne demande pas de traduction !). La phrase suivante introduit alors un second gros plan sur le maître de cérémonie, Leo : Leo uero nominatus superius tanto allocutionis ipsius tenebatur miraculo, ut crederet uerbis huiuscemodi expugnari posse mentes, si fas est dici, etiam si contra iustitiam postularet, « Quant à Léon, nommé plus haut, il était captivé par le miracle si exceptionnel de cette rhétorique, au point de croire que les esprits pourraient être mis en déroute par des mots d’une telle qualité, même si, si l’on ose le dire, la plaidoirie était contraire à la justice ». Intervient alors un commentaire[33] qui enchaîne en ces termes : Taliter tamen fertur ad interpretem rex locutus, « Voici par ailleurs en quels termes, à ce qu’on rapporte, le roi s’est adressé à l’interprète : ».  Suivons bien le scénario : à ce moment du récit, il y a un décrochage ; après l’échange oral direct entre Epiphane et Euric, l’interprète est intervenu pour un dialogue décalé par le truchement de sa traduction en latin des propos d’Euric. Le scénario bâti par Ennode est donc le suivant :
1)     Le roi écoute et comprend le discours en latin d’Epiphane.
2)     En même temps que le roi, Léon écoute avec admiration ce discours, dont le succès lui paraît acquis d’avance.
3)     Euric répond en une langue que l’ambassadeur (ni certainement les Romains) ne pouvaient pas comprendre, et il le sait. Il prend donc soin en même temps de prendre une expression faciale clairement conciliante, en attendant que l’interprète intervienne pour confirmer son approbation.
4)     L’interprète assure tous les latinophones de l’acquiescement du germanophone.
 
La traduction du passage discuté devient alors : « Euric, tout en faisant claquer en réponse le son sourd d’une parole barbare inconnue, manifeste, par la sérénité de son visage, qu’il a été apaisé par les exhortations d’Epiphane… ».
         Ce n’est pas parce qu’il « sait mal ou pas le latin » qu’Euric s’exprime en gothique, c’est au nom de sa dignité de roi, égal de l’ « autre roi », qu’il le fait. Sur ce point, le spécialiste de l’histoire des Goths a vu juste[34] : « pareil au roi de Perse, le prince wisigoth faisait ainsi savoir que son royaume et lui-même étaient d’un rang égal à l’empereur et à l’Empire ». Si nous nous intéressons à la teneur du bref discours d’Euric, on peut aller un peu plus loin, car il y déclare en effet[35] : licet pectus meum lorica uix deserat et adsidue manum orbis aeratus includat necnon et latus muniat ferri praesidium, inueni tamen hominem, qui me armatum posset expugnare sermonibus. Fallunt qui dicunt Romanos in linguis scutum uel spicula non habere…, « la cuirasse a beau quitter rarement ma poitrine, un cercle de bronze enfermer sans cesse ma main, et de plus une protection de fer garder continûment mon flanc, j’ai malgré tout rencontré un homme qui pouvait me terrasser en armes sous ses paroles. Il y a tromperie lorsqu’on déclare que les Romains n’ont dans leurs langues ni boucliers ni épieux… ».  Il est évident qu’Ennode fait ses délices de références épiques traditionnelles, et joue à iréniser la scène ;  en réalité – et tout un chacun en est conscient - le roi est le vrai maître du jeu, puisqu’il a la force militaire de son côté. Toutefois les propos d’Euric ne sont pas forcément si imaginaires que cela : sa cour de Toulouse abritait des poètes latins, certes, mais aussi des poètes germaniques qui s’exprimaient dans le langage codé des vieux chants guerriers[36]. Il y a tout lieu de penser que le goût de ces images à la fois précieuses et violentes, si prégnant dans la littérature germanique qui nous en est parvenue, quoique remontant à une date plus tardive, était déjà bien présent au 5e siècle[37]. De ce fait, non seulement Euric parle dans la langue de ses ancêtres (patrio ore, diraient les Romains), mais en plus, il déploie un niveau de langue élevé, à la hauteur et de la situation et de son interlocuteur.
         La Vita sur laquelle s’appuient les travaux référencés est évidemment justiciable d’une critique historique qui peut nous conduire à en réduire la valeur de testimonium. Mais dans ce cas, notre mise en question doit être impartiale : elle doit veiller à ne pas accepter systématiquement les signes négatifs (qui seraient « vrais » justement parce que négatifs) tout en récusant non moins systématiquement les signes positifs (qui seraient « faux » pour la même fausse bonne raison). Ce texte présente une grande cohérence et les renseignements langagiers qui s’en dégagent, ne sont accessibles en fait que de façon latérale et indirecte, ce qui devrait leur valoir un certain prix (c’était une des règles qu’aimait à répéter tout au long de ses innombrables travaux et interventions J. Herman). La première interprétation est linguistique : Euric est parfaitement latinophone (c’est le contraire qui serait surprenant, à bien y réfléchir). De sa réputation (justifiée) de guerrier rebelle à l’Empire, on en a déduit par une extension infondée qu’il était plus « barbare » que ses prédécesseurs plus obéissants, donc moins « latin ». La seconde interprétation est culturelle : conscient de la dignité de sa langue (il s’inscrit certes dans une tradition guerrière, mais aussi dans celle religieuse de Wulfila[38]), il hausse son langage diplomatique au niveau d’un acrolecte littéraire. Il s’inscrit en somme dans le sillon d’une histoire culturelle en voie d’émergence.
 
[1] Ennodius, Vita Epiphanii, Ed. F. Vogel,  Monumenta Germaniae Historica, Auctores Antiquissimi, t. 7, p. 103-106 ; Ed. M. Cesa, Come, Biblioteca di Atenaeum, 1988.
[2] Ed. Cesa, paragrape 89. Les citations renvoient à cette édition.
[3] Maria Grazia Bajoni, La diplomatie romaine au Bas-Empire. Etude institutionnelle, lexicale et rhétorique, EHESS, thèse pour le doctorat en Histoire de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Paris, dir. JM Carrié, soutenue le 08 12 2012, 2 vol., v. 1 en 2 tomes numérotés en continu de 521 p. ; vol. 2, 205 p. (exemplaires dactylographiés). 
[4] Par. 80.
[5] Par. 81.
[6] Par. 82, 83, 84.
[7] Par. 85.
[8] Par. 86-88.
[9] Par. 89.
[10] Bajoni, op. cit., t. 2, p. 113.
[11] P. Riché, Education et culture en Occident barbare, 6e-8e s., Paris, Seuil, 1962.
[12] Riché, op. cit., p. 92-93. La note infrapaginale justificative cite précisément le passage en question de la Vita Epiphanii..
[13] En ce sens, entre bien d’autres références, D. Hägermann, W. Haubrichs, J. Jarnut (hrgg), Akkulturation. Probleme einer germanisch-romanischen Kultursynthese in Spätantike und frühen Mittelalter, (Ergängzungsbände zum Reallexikon des Germanischen Altertumskunde, t. 41), Berlin, Walter de Gruyter, 2004 ; W. Haubrichs, « Hybridität und Integration. Von Siegeszug und Untergang der germanischen Personnennamen-systems in der Romania », in  W. Dahmen & alii (hrgg), Zur Bedeutung der Namenkunde für die Romanistik, Tübingen, Gunter Narr, 2008,  p. 86-138 ; Pitz M., « Zentralfranzösische Neuerungs- und nordöstliche Begarrungsraüme. Reflexe der Begegnung von fränkischer und romanische Spräche und Kultur ? », in Hägerman, op. cit, p. 135-178.
[14]  M. Banniard, «  Germanophonie, latinophonie et accès à la Schriftlichkeit (5e-8e siècle) », in Hägermann, op. cit.,  p. 340-358 ; B. Dumézil, Les racines chrétiennes de l'Europe. Conversion et liberté dans les royaumes barbares (Ve-VIIIe s.), Paris, Fayard, 2005.
[15] C. Rohr, « Wie aus Barbaren Römer gemacht werden - das Beispiel Theodoric. Zu politischen Funktion der lateinischen Hochsprache bei Ennodius und Cassiodor »,  in W. Pöhl, B. Zeller (hrgg), Spräche und Identität im frühen Mittelalter, Vienne,Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2012,  p. 211-217.
[16] I. Wood, « The Latin culture of Gundobad and Sigismond », in Hägermann, op. cit., p. 367-380.
[17] S. Gioanni, « La culture profane des ‘dictatores’ chrétiens dans les chancelleries franques : l’élégie sur Galesvinthe de Venance Fortunat (Carmen 6, 5) », in F. Biville, MK Lhomme, D. Vallat, Latin vulgaire-Latin tardif 9, Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée-Lyon2, 2012, p. 933-943.
[18] J. Fontaine, Isidore de Séville. Genèse et originalité d’une culture hispanique au temps des Wisigoths, Turnhout, Brepols, 2000.
[19] MD Glessgen, Linguistique romane. Domaine et méthodes en linguistique française et romane, Paris, A. Colin, 2007.
[20] H. Wolfram, Histoire des Goths, Paris, Albin Michel, 1990, p. 199.
[21] Ep., 3, 3, 2 : Mitto istic ob gratiam pueritiae tuae undique gentium confluxisse studia litterarum tuaeque personae quondam debitum quod sermonis Celtici squamam depositura nobilitas nunc oratorio stilo, nunc etiam Camenalibus modis imbuebatur. Sidoine s’exprime ainsi dans une lettre de courtoisie adressée à Ecdicius, membre de l’élite romaine d’Auvergne.
[22] M. Banniard, « La rouille et la lime : Sidoine Apollinaire et la langue classique en Gaule au 5e siècle » , in L. Holz (éd.), Mélanges J. Fontaine, Paris, Etudes Augustiniennes, 1992, p. 413-427.
[23] Wolfram, op. cit., p. 199.
[24] Wolfram, op. cit., p. 225.
[25] Riché, op. cit., p. 92.
[26] DELL, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Je ne cite pas en détail ces grands usuels, qui ont leurs équivalents chez les latinistes de toute l’Europe.
[27] Autre usuel des lycéens français depuis près d’un siècle.
[28] Elles sont relevées par l’OLD, Oxford Latin Dictionary
[29] VERG., Aen., 6, 707-709.
[30] F. Mossé, Manuel de langue gothique, Paris, Aubier Montaigne, 1956, p. 22.
[31] M. Banniard, « Latinophones, romanophones, germanophones : interactions identitaires et construction langagière (8e-9e siècles) », in Médiévales, t. 45, 2003, p. 25-42.
[32] Par. 89.
[33] Par. 90.
[34]  Wolfram, op. cit., p. 225.
[35] Par. 90.
[36] Wolfram, op. cit., p. 217 sqq.
[37] W. Haubrichs, « Veterum regum actus et bella - Zur sog. Heldenliedersammlung Karls des Grossen », in W. Tauber (hrgg), Aspekte der Germanistik. Festschrift H.F. Rosenfeld, Goppingen, 1989, p. 17-46 ; Id., Geschichte der deutschen Literatur von den Anfängen bis zum Beginn der Neuzeit, t. I/1, Die anfänge : Versuche volkssprachiger Schriftlichkeit im frühen Mittelalter, Tübingen, Niemeyer, 1995 ; J. Schneider, Texte und Identitäten, in Auf der Suche Nach dem verlorenen Reich. Lotharingien im 9 und 10 Jahrhundert, Vienne, Böhlau, 2010 ; Texte und Identitäten, p. 283-376 ; Rithmus Teutonicus : Edition und Übersetzungen, ib., p. 487-493.
[38] Mossé, op. cit., p. 25 sqq. Il ne faut sous-estimer ni le degré élevé de culture du clergé et des fidèles ariens (cf. Michel Meslin, Les ariens d’Occident, Paris, Seuil, 1967), ni l’accession de la langue gothique dès le 4e  siècle à un niveau élevé d’écriture littéraire (literacy/ schriftlichkeit).
 
De “patois” à “langues régionales”
0 – Avant-propos
Cette étude est en grande partie la reprise d’une autre que j’ai diffusée quelque peu depuis plus de deux ans, « Le mot “patois”, histoire, étymologie, signification(s) ». Elle partait de ma réaction à un passage de l’article PATÉS (patois), du célèbre Tresor dóu Felibrige de Frédéric Mistral (1886) :
« Brunetto Latini, le maître de Dante, dans son livre du Trésor, qui est écrit en français, appelle cette langue “le patois de France”. »
Dans le contexte intellectuel de l’œuvre de Mistral, c’était une façon discrète d’abaisser le français, comme pour riposter à ceux qui dépréciaient le provençal en le nommant « patois ». Au demeurant, le Languedocien Gabriel Azaïs avait été bien plus direct dans son Dictionnaire des idiomes languedociens (1863), où il glissait en note, p. XI de l’Introduction :
« (1) Brunetto Latini s’exprime ainsi dans le préambule de son Trésor : Chis liures est escris en roman selonc le patois de France. Notre langue méridionale n’a jamais reçu une pareille appellation à cette époque. »
Il me suffit alors d’ouvrir li Tresors de l’illustre Florentin pour constater que le mot « patois » n’y avait pas le moindre sens péjoratif (cf. § 5-2) ; cela me poussa à me documenter sur ce mot, et d’abord à relire l’article remarquable de Jean-François Courouau (2005), très prudent sur l’occurrence de patois chez Brunetto Latini. Les moyens qu’Internet offre aujourd’hui au chercheur me permirent alors d’aller plus loin, avec en particulier l’accès à des ouvrages relativement anciens que donnent Google, le site californien Internet Archive et Gallica, de la Bibliothèque nationale de France, ce dernier éminemment précieux en l’occurrence par ses manuscrits numérisés.
Je pus ainsi m’assurer des premières attestations de patois et suivre ses changements de signification déjà observés par J.-F. Courouau.
Or il m’est arrivé de repenser à la mention que je faisais de deux chroniqueurs byzantins des VIIème et IXème s., qui avaient usé avec le même sens, respectivement de ?πιχωρ?? γλ?ττ? « langue du pays » et de πατρ?? φων? « voix paternelle ». Et de me poser la question : ces expressions n’étaient-elles pas bien plus anciennes ?
Je n’ai pas eu de mal à en trouver bien vite d’assez nombreuses attestations, dont les plus anciennes remontaient au Ier siècle avant notre ère. Et les sept premières faisaient référence au père, la référence au territoire n’apparaissant que dans la huitième, sur la fin de ce siècle ou au début du suivant, Ier de notre ère. Treize siècles avant Brunetto Latini, c’était donc en quelque sorte la préfiguration de patois, « langue du père », avec très vite après celle de l’expression synonyme « langue régionale ».
La présente étude commence donc par cette “préhistoire”. Puis je me transporterai dans les années 1260-1320 pour décrire les deux premières occurrences de patois telles qu’elles nous apparaissent dans les manuscrits d’époque, ainsi que le contexte social et linguistique tel qu’on peut le reconstituer, pour comprendre le mieux possible le choix de ce mot par Brunetto Latini et le sens qu’il lui donnait. Cela nous suggèrera l’étymologie la plus probable.
Mais il nous faudra quitter ces origines pour constater le sort ultérieur des idiomes de France et le sens souvent péjoratif que prit alors le mot patois chez les auteurs, conduisant à inventer une étymologie nouvelle, bien peu convaincante au regard de toute cette histoire. La conclusion nous fera revenir sur terre, dissipant les illusions que peut susciter le passage de « patois » à « langue régionale », mais en laissant quelque espoir, pour peu que l’on s’attache à mettre en valeur ce patrimoine.
 
1 – “préhistoire” de patois, « langue du père », et de langue régionale
1-1 – Dès le Ier siècle avant J.-C.
On ne parle guère aujourd’hui que de « langue maternelle », mais le grand latiniste et médiéviste Paul Tombeur, de l’Université Catholique de Louvain, rappelait naguère (2005, p. 148) que cette notion n’était apparue qu’au XIIe siècle : avant, « Quand les anciens parlent de ce que nous concevons comme ‘langue maternelle’, ils s’expriment comme Lucrèce ou Cicéron au premier siècle avant notre ère, en utilisant l’expression sermo patrius. »
Effectivement, ce n’est pas en grec mais en latin que j’ai trouvé les premières attestations, et tout justement chez Lucrèce et Cicéron. Voici donc les huit premières :
– Lucrèce, né en -94, mort en -54 ; nous lui devons les quatre attestations les plus anciennes, de l’an -54 au plus tard ; avec 7400 vers, son De natura rerum (Blanchet, 1865), décrit les phénomènes naturels selon la philosophie d’Épicure. Lucrèce ne cache pas ses difficultés pour passer du grec au patrius sermo, à la langue paternelle (livre I, vers 832 et III, 261) en raison de sa pauvreté, même s’il pallie cette pauvreté en créant des mots nouveaux (I, 138-140) ; l’adjectif patrius revient pour qualifier voces (les mots, V, 338) dans lesquels il traduit le grec et devient l’adverbe patrio quand il explique que les Romains nomment le tourbillon de feu de la foudre Fulmen dans leur langue paternelle (VI, 296-297).
– Cicéron, né avant, en -106, et assassiné en -43, a beaucoup écrit ; mais il n’use que d’un seul sermo patrius, dans un ouvrage philosophique, le De finibus publié en -45 (Le Clerc, 1826). Au § 2 du 1er livre, il évoque les gens qui méprisent les écrits latins et s’étonne de ceux qui, tout en prenant « plaisir à des tragédies latines traduites du grec mot pour mot, ne peuvent souffrir que l’on traite les sujets les plus graves dans le sermo patrius », la langue paternelle.
– Horace, né en -65 et mort en -8, a écrit son Art poétique vers l’an -10 (Taillefert 1873). Pour écarter le reproche qu’on pourrait lui adresser de faire quelques innovations , il cite les précédents de « Caton et d’Ennius qui ont enrichi le sermonem patrium [la langue paternelle], et produit de nouveau nom de choses ».
– Strabon, le géographe grec né en -64 et mort entre 20 et 25 de notre ère, nous a laissé une Géographie en 17 livres (Müller, 1853), écrite après l’an -25, et qui nous offre la première attestation en grec ; c’est au livre XI sur l’Asie mineure ; au § 3, traitant de la Bactriane (à l’est de la mer Caspienne), il mentionne d’étonnantes mœurs jadis rapportées par Onésicrite, contemporain d’Alexandre le Grand : « tous ceux d’entre eux qui, pour vieillesse ou pour maladie, s’avé­raient incurables, étaient jetés vivants en proie à des chiens élevés exprès pour cela et qu’on appelait fossoyeurs τ? πατρ?? γλ?ττ?, dans la langue paternelle… ».
Denys d’Halicarnasse, né vers -60 et mort après -8, est un historien grec des « Antiqui­tés romaines » ; au livre XII § 9, il évoque des fêtes que les Romains célébraient pour invoquer les dieux en cas d’épidémies que les moyens humains ne réussissaient pas à arrêter. Le rite consistait à disposer des images de dieux sur des lits d’apparat et à placer devant eux de la nourriture ; et Denys de préciser qu’ils les appelaient τ? ?πιχωρ?? γλ?ττ? στρωμν?ς, dans la langue du pays les lits.
Avant d’aller plus loin, quelques mots sur cet adjectif ?πιχ?ριος ; il se décompose en ?πι (sur, dans) et χ?ριος, dérivé du substantif χ?ρα dont le sens de base est « portion d’espace », soit, ici, pays, contrée, région. Pratiquement, comme qualificatif d’un idiome, son équivalent en français d’aujourd’hui ne peut être que « régional » et celui d’?πιχωρ?? γλ?ττ?, « dans la langue régionale ».
Comme annoncé en fin d’Avant-propos, nous avons donc, en ce Ier siècle avant J.-C., sept références au père pour une au territoire. Mais tous ces emplois ont en commun d’être faits en présence du grec : à la suite des conquêtes d’Alexandre le Grand (-356 à -323), la langue grecque est rapidement devenue ? κοιν? δι?λεκτος, la langue commune de tout l’est méditerranéen, et même un jour la langue de culture des Romains, alors que ceux-ci avaient en quelque sorte annexé la Grèce depuis le IIème s. : le latin, langue paternelle des Romains, ne se parlait guère qu’en Italie, et les Romains instruits lui préféraient le grec. D’où les propos de Lucrèce, Cicéron et Horace, dont on cite souvent ces vers (Épitres, l. II, vers 156-157) :
Græcia capta ferum victorem cepit et artes / Intulit agresti Latio.
La Grèce conquise conquit son farouche vainqueur et apporta les arts à l’inculte Latium.
Dès lors, quand un auteur faisait mention d’une langue autre que le grec, il la caractérisait par sa transmission paternelle ou la contrée où elle était en usage. Et inévitablement, elle ne pouvait concurrencer la κοιν?.
1-2 – Du Ier au VIème siècle de notre ère
Au Ier siècle, le Nouveau testament témoigne remarquablement de ce statut supérieur de la koinè. Par sa langue d’abord : ses 14 livres sont tous écrits en grec, même l´Épitre de St Paul aux Romains ; et l’Évangile selon St Matthieu, vraisemblablement écrit en araméen, ne nous est parvenu que dans sa version grecque. Est aussi significative la façon dont les Actes des Apôtres, écrits dans une bonne langue grecque entre 80 et 90, racontent le miracle des langues le jour de Pentecôte (II, 5-11) : les Apôtres, connus comme Galiléens, parlent dans leur ?δ?? διαλ?κτ?, leur propre dialecte, et la foule de gens venus d’un peu partout les entendent « chacun dans son ?δ?? διαλ?κτ?, son propre dialecte » ; dans ce contexte, ?δ?? convient mieux que πατρ?? ou ?πιχωρ??. Mais ce qui me parait important, c’est l’énumération des peuples ou contrées des gens de la foule, pour évoquer leurs langues : il est question de « Romains de passage » (parlant latin ?), de Crétois et de plusieurs provinces d’Asie mineure, mais pas du tout de la Grèce proprement dite (Attique, Macédoine …). Ce que j’en conclus : le grec est tellement omniprésent dans le monde méditerranéen auquel s’adresse le livre sacré que l’auteur ne le mentionne pas, pas plus qu’on ne parle de l’air qu’on respire.
Au IIème siècle, le géographe grec Pausanias (vers 115 - vers 180) a écrit une Description de la Grèce où l’on rencontre six occurrences de l’adjectif ?πιχωρ?ος, dont cinq ?πιχωρ?? qualifiant φων? (au datif instrumental) et un seul ?πιχωρ?ου qualifiant γλ?σσης (au génitif), donc langue régionale. Comme Strabon, il désigne ainsi la langue de peuples dont il traite.
Par la suite, on retrouve ces mots, ici ou là, chez des auteurs religieux, mais leur recension n’apporte rien de significatif pour cette étude. Je fais seulement exception pour un « Édit de la vraie foi » publié en juillet 551 par le célèbre empereur d’Orient Justinien. Vers la fin, il appuie ses affirmations sur ce qui est déjà admis dans des écrits publics de la région d’Arie (sud-est de la mer Caspienne) « …και? ?τ?ρων χωρ?ων τ?ς α?τ?ς ?παρχ?ας κα? μην?ς τ? ?πιχωρ?? διαλ?κτ? Καππαδοκ?ν ?νομασμ?νου κα? Βοσπορ?ου ε?πισκ?που … ». Je propose une traduction qui suppose que μην?ς est un terme cappadocien désignant quelque territoire ou groupement humain, car en grec “classique” ce serait « du mois » ou « du dieu Lunus » et n’aurait rien à voir avec le contexte : « et d’autres régions de la même province et de ce qu’on nomme « mèn » dans la langue du pays des Cappadociens, et de l’évêque Bosphore… ».
L’essentiel est en effet de constater la vitalité de la qualification d’un idiome par référence au territoire où il est en usage.
1-3 – Les deux chroniqueurs byzantins des VIIème et IXème siècles
Justinien allait régner encore 14 ans, pour mourir en 565 à 84 ans ; régnèrent ensuite son neveu Justin, mort en 578, puis Tibère, mort en 582, et enfin Maurice Ier. Celui-ci eut à défendre l’empire contre les incursions des Huns commandés par un Chagan (Khan) ; c’est au cours d’une de ces campagnes que se produisit un incident plutôt comique dont la relation par deux vénérables chroniqueurs allait nous révéler la vitalité des vielles expressions ?πιχωρ?? γλ?ττ? et πατρ?? φων? et plus encore leur équivalence.
Le précurseur des romanistes François-Juste-Marie Raynouard (1761-1836), qui fut secrétaire perpétuel de l’Académie française, est apparemment le premier à s’être intéressé aux récits de ces chroniqueurs ; pour lui, ils témoignent en effet de l’existence de ce qu’il appela la « langue romane » et où l’on voit plutôt de nos jours du « latin parlé tardif ».
Peu importe pour nous ; Raynouard a fait une si bonne présentation de l’expédition militaire et de l’incident rapporté par les chroniqueurs que je la lui emprunte, prise dans « Les preuves historiques de l’ancienneté de la langue romane », au début du tome Ier de son Choix des poésies originales des troubadours.
« Vers la fin du VIe siècle, Commentiolus, général de l’empereur Maurice, faisait la guerre contre Chagan, roi des Huns. L’armée de Commentiolus étant en marche pendant la nuit, tout-à-coup un mulet renversa sa charge. Le soldat à qui appartenait ce bagage était déjà très-éloigné ; ses compagnons le rappellèrent à cris réitérés : torna, torna, fratre, retorna.
« Entendant cet avis de retourner, les troupes de Commentiolus crurent être surprises par l’ennemi, et s’enfuirent en répétant tumultuairement les mêmes cris. Le bruit en parvint jusqu’à l’armée de Chagan, et elle en prit une telle épouvante, qu’aussitôt elle s’abandonna à la fuite la plus précipitée.
« Ainsi ces deux armées fuyaient en même temps, sans que l’une ni l’autre fut poursuivie. »
Et de citer les chroniqueurs, mais en nommant d’abord le plus récent. Je préfère respecter la chronologie, surtout qu’il s’agit de chroniqueurs !
Le premier est Théophylacte, contemporain de notre roi Dagobert ; historien du règne de Maurice Ier, il aurait achevé son œuvre vers 630 ; on y lit : « …?πιχωρ?? τε γλ?ττ? ε?ς τουπ?σω τρ?πεσθαι ?λλος ?λλ? προσ?ταττε, “?ετ?ρνα” μετ? μεγ?στου ταρ?χου  φθεγγ?μενοι », soit « et dans sa langue régionale, de se pousser l’un l’autre à faire retraite en criant “retorna” dans une grande confusion… ».
Le second chroniqueur est Théophane (758-818), contemporain de Charlemagne et reconnu comme saint par l’Église de Rome comme par celle d’Orient ; selon Wikipédia, il écrit, entre 810 et 815 : « εν?ς γ?ρ ζ?ου τ?ν φ?ρτον διαστρ?ψαντος, ?ταιρος το? δεσπ?του το? ζ?ου προσφωνε? τον φ?ρτον ανορθ?σας τ? πατρ?? φων? τ?ρνα, τ?ρνα φρ?τρε… », soit « une bête de somme ayant renversé sa charge, un camarade du maitre de l’animal l’appela pour qu’il relève la charge, disant dans sa langue paternelle torna, torna, fratre… ».
Moins de 80 ans après Justinien, Théophylacte reprend donc l’expression à référence territoriale apparue en grec chez Denys d’Halicarnasse peu avant le début de notre ère.
Plus surprenant est le recours de Théophane à la première expression grecque à référence familiale apparue chez Strabon, mais dont je n’ai trouvé aucun nouvel emploi ultérieur.
Mais ce n’était pas un archaïsme, puisqu’on la retrouve peu après en latin au chapitre XXV de la Vita Caroli d’Eginhard écrite vers 830 : Charlemagne ne s’était pas contenté de son « patrio […] sermone », la langue franque[1], mais avait appris d’autres idiomes. Et cinq cents ans plus tard, vers 1350, c’est du grec π?τριον γλ?σσαν qu’usait encore l’auteur d’une description de la cour de Byzance attribuée à un certain Georges Codinos ; énumérant les catégories de personnes qui acclament l’Empereur dans les grandes cérémonies, il cite les Waranges de la garde impériale qui le font « κατ? τ?ν π?τριον κα? ο?τοι γλ?σσαν α?τ?ν, ?γουν ?γκλινιστ? », soit « …dans leur langue régionale, c’est-à-dire en anglais ».
1-4 – Au terme de cette “préhistoire”, une première conclusion
Le double récit de nos chroniqueurs des VIIème et IXème siècles montre en tout cas l’équivalence des deux expressions.
Et si le contexte des écrits de Lucrèce, Cicéron et Horace pouvait supposer une nuance sentimentale dans la référence paternelle de leur patrius sermo, elle était totalement absente dans le πατρ?? γλ?ττ? des géographes et historiens grecs.
En revanche, tous ces emplois se faisant en face de la supériorité du grec chez les Latins et dans des écrits en grec chez les Grecs, cette supériorité du grec était toujours sous-jacente à ces emplois.
Il est temps maintenant de revenir en France.
2 – Le mot français patois apparait à l’écrit
2-1 – Une antériorité usurpée : le Tournoi de Chauvency de Jacques Bretex (après 1300)
Selon le Dictionnaire historique de la langue française du Robert, dirigé par Alain Rey (2ème éd. 2017, t. 2, p. 1653), patois est « attesté depuis 1285 » ; cela renvoie aux manuscrits du Tournoi de Chauvency, poème du trouvère Jacques Bretel (ou Bretex) très bien présenté par J.-F. Courouau (p. 190) ; Bretel y relate les festivités données pendant cinq jours au début d’octobre 1285 (ou plutôt 1284 ?) à Chauvency-le-Château, proche de Montmédy (nord de l’actuel département de la Meuse). L’œuvre nous est parvenue par quatre copies d’un original perdu, dont la plus ancienne, du début du XIVe s., est conservée à Mons (M, ms. 330-215) ; puis Oxford (O, Douce 308, milieu du XIVe), Florence (Palatino 117, reprise fidèle de M) et Reims (ms. 1007, fragments peu fiables, fin du XIVe/début du XVe ).
2-2 – L’antériorité réelle : le Trésor de Brunetto Latini (avant 1300)
En réalité, les premiers témoins du mot patois sont à ce jour les plus anciens manuscrits du Trésor de Brunetto Latini, antérieurs au plus ancien du Tournoi. Cet homme politique et érudit toscan (Florence, v. 1220-1294), du parti des Guelfes, dut s’exiler en France après la défaite que leur infligèrent les Gibelins en 1259 ; il y demeura au moins jusqu’au retournement de situation consécutif à la victoire de Charles d’Anjou en 1266. C’est pendant cet exil français qu’il écrivit en français une sorte d’encyclopédie des connaissances de ce temps Li livres dou Tresor.
Le mot patois ou ses équivalents se trouvent à la fin du premier chapitre qui tient lieu d’introduction. Le voici dans son contexte, d’après le manuscrit « français 566 » de la Bibliothèque nationale (BNF), alias ms. K, antérieur à 1300, numérisé sur le site Gallica, vue n° 26 :
Et saucuns demande por quoi chis liures est escris en romans selonc le patois de france puis que noz somes ytaliens : ie di­roe que cest por .ij. raisons. l.u­ne e[st] por ce q[ue] noz somes en fran­ce. lautre ci est par ce q[ue] fra[n]cois e[st] plus delitaubles lengages et pl[us c]omuns q[ue] m[o]lt dautres.
L’antériorité de cette attestation de patois sur celle du Tournoi de Chauvency est donc établie par la datation du plus ancien manuscrit. Et si l’on tient compte de la date de rédaction, c’est le même constat : 1268 au plus tard pour le Trésor, fin 1284 au plus tôt pour Le Tournoi.
3 – Le témoignage des manuscrits du Trésor de Brunetto Latini
3-1 – Coup d’œil d’ensemble sur les manuscrits du Trésor
L’ouvrage eut un tel succès qu’on en compte encore plus de 90 manuscrits dans le monde, dont 32 à la BNF. Dix de ceux-ci, dont plusieurs des plus notables, ont fait l’objet de notices érudites de Paulin Paris (1800-1881), alors chargé des ms. de cette Bibliothèque (Les manuscrits françois de la Bibliothèque du roi). Déjà membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et professeur au Collège de France, P. Paris fut le père du célèbre chartiste Gaston Paris (1839-1903).
En comparant ces dix manuscrits, il avait estimé, t. 4, p. 379, qu’une première rédaction du Trésor, achevée en France en 1266, fut suivie d’une seconde à l’intention des Italiens quand Brunetto L. rentra à Florence : expurgée notamment de certains passages trop critiques à l’encontre des républiques italiennes, elle était complétée par le récit des derniers évènements en Italie, jusqu’à la bataille de Tagliacozzo du 23 août 1268.
Polycarpe Chabaille, premier éditeur du Trésor (1863), puis l’américain Francis J. Carmody (1948) ont admis eux aussi ces deux rédactions.
Mais à ne considérer que ce que Paris et Chabaille écrivent ou laissent entendre de plusieurs ms. auxquels je me suis intéressé, leurs avis concordent mal. Il n’est donc pas étonnant que cette hypothèse ne soit plus admise, comme l’a écrit Thibaud Bouard dans sa thèse de l’École des Chartes (2007), citée et suivie sur ce point par la notice de la BNF sur le ms. M. Aussi note-t-il : « La recherche actuelle s’efforce avant tout d’identifier des familles dans cette jungle textuelle, avant d’envisager de mettre ces familles en relation. »
3-2 – Le recours aux manuscrits numérisés accessibles
Cependant, alors qu’en 2005 J.-F. Courouau ne pouvait que s’en remettre aux exposés de Carmody, nous avons aujourd’hui l’immense avantage de pouvoir consulter de nombreux manuscrits sur nos écrans. J’ai donc choisi de travailler sur les 15 ms. numérisés les plus anciens de la BNF, les 5 déjà cités qu’elle date du XIIIe s. et 10, du XIVe.
Pour un éclairage complémentaire et dans la mesure où l’édition de Chabaille permet de les reconstituer, j’y ai ajouté les versions du passage en cause dans 5 autres manuscrits de même époque, mais inaccessibles pour moi, A, A3, F2, Œ et W. Mais on ne peut être sûr de ces reconstitutions, car celles opérées pour d’autres ms., numérisés par ailleurs, ont révélé de nombreuses inexactitudes, dont des graves : les ms. R et V ont patrois, mais respectivement patois et langage selon Chabaille, etc. Je note donc en italique ce qui les concerne (lettre, occurrences).
3-3 – Ce que j’ai pu en tirer
Voici d’abord une vue d’ensemble ; les dates sont celles données par la BNF pour ses ms., complétées pour les autres ms. d’après le site http://www.arlima.net/ad/brunetto_latini.html. Une exception : pour le ms. R, le « XIVe s. » de la BNF, est précisé en « début XIVe » selon P. Paris (t. V, p. 422) et le site ARLIMA.
 
K
T
Y
L
F
A3
F2
R
S
P
Œ
A
N
V
G
I
J
WU
M
XIIIe s.
XIIIe s.
XIIIe s.
1275-1300
1284
vers 1300
1303
déb. XIVe
1310
1320-1330
1300-1450
XIVe s.
XIVe s.
XIVe s.
XIVe s.
XIVe s.
XIVe s.
XIVe s.
1375-1400
1380-1405
patois
 
 
 
 
 
patois
 
 
patois
 
 
 
 
 
 
 
patrois
 
 
 
 
pratois
patrois
 
 
 
 
 
patroiz
 
le raison
 
la raison
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
la raison
 
 
langue
 
 
 
 
 
le langhe
 
 
 
 
 
langue
 
 
 
langue
 
 
 
 
langage
langage
 
 
 
 
langage
langage
 
 
 
 
langage
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
parleure
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

On observe que langage compte trois attestations « par défaut », dues seulement au fait que Chabaille ne signale pas ces ms. comme s’écartant de langage retenu pour sa publication ; patois de F2 et la raison de W sont plus sûrs, puisqu’il les signale expressément comme tels… mais on a vu qu’il a lu patois dans V qui porte pourtant patrois.
En ne comptant que pour un mot les trois formes patois / partois / patrois, cela fait quand même cinq mots différents pour un même concept. Sans la compétence et l’expérience d’un chartiste pour en juger, je vais simplement noter les réflexions qui me viennent à l’esprit.
On observe que langage compte trois attestations « par défaut », dues seulement au fait que Chabaille ne signale pas ces ms. comme s’écartant de langage retenu pour sa publication ; patois de F2 et la raison de W sont plus sûrs, puisqu’il les signale expressément comme tels… mais on a vu qu’il a lu patois dans V qui porte pourtant patrois.
En ne comptant que pour un mot les trois formes patois / partois / patrois, cela fait quand même cinq mots différents pour un même concept. Sans la compétence et l’expérience d’un chartiste pour en juger, je vais simplement noter les réflexions qui me viennent à l’esprit.
4 – pat(r)ois dans la France du XIIIe siècle, puis dans le Trésor
4-1 – pat(r)ois, un mot peu répandu à l’époque
Selon Godefroy, de ces cinq mots en présence, même raison avait alors « langage » parmi ses acceptions, a fortiori langue, langage et parleure (prononcé parlure).
Mais patois était un “nouveau venu”, d’emploi tellement rare qu’en dehors de nos deux auteurs de la fin du XIIIe s., « Si le mot continue à exister, nous ignorons tout de son emploi du début du XIVe jusque vers le milieu du XVe siècle. » (J.-F. Courouau, p. 193). Il faudra même attendre le XIXe s. pour rencontrer son correspondant patés dans des écrits du domaine d’oc.
4-2 – Quid de la dualité patois / patrois ?
L’étymologie de patois à partir de ‘patriensis’ (sermo) proposée par Ménage en 1694 (§ 6-2) suppose patrois comme première forme, devenue ensuite patois.
Quant à pratois, il est dans le ms. N, probablement copié à Florence (P. Paris, p. 402) ; ce pourrait être une rectification irraisonnée de patrois par le copiste, familier du mot pratese, nom des habitants de Prato, petite ville voisine de Florence…
Trois occurrences de patrois et même ce pratois fautif témoignent donc très vraisemblablement de patrois comme première forme du mot patois.
4-3 – L’intervention des copistes
On a remarqué que les copistes sérieux s’attachaient à écrire un texte compréhensible par ceux pour qui ils écrivaient et n’hésitaient pas à « corriger » ce qu’ils jugeaient mal écrit sur leur modèle, ne serait-ce que parce qu’ils ne le comprenaient pas eux-mêmes. Il est donc tout à fait vraisemblable que butant sur pat(r)ois nouveau venu, voire inconnu pour lui, le copiste le remplace par le mot connu qui lui semble avoir le même sens ; à l’inverse, le remplacement d’un mot connu par un mot rare et peu connu est bien peu concevable. La pure logique rend très plausible le choix originel de pat(r)ois par Brunetto L. lui-même.
Par ailleurs, un détail en deux occurrences, vu au § 3-3, semble encore renforcer la probabilité du remplacement par le copiste de pat(r)ois choisi par Brunetto L. : on a l’article le devant raison (ms. T, avant 1300) et devant langhe  (ms. S, 1310).
Comme me l’a aimablement suggéré Jean-Michel Eloy, professeur à l’Université de Picardie, ce le pourrait être déjà la forme de l’article défini féminin que l’on observe en picard moderne. Nous n’avons certes aucune mention du rattachement de ces ms. S et T à la Picardie ; mais P. Chabaille signale le ms. L comme étant en « Dialecte picard » et P. Paris relève que le P a été copié par un chanoine de Valenciennes. Que nous en dit leur contenu ?
Un sondage dans les ms. S et T ne révèle aucun autre le dans le T, tandis que le concurrence nettement la dans le S et cose y est picard, opposé à chose français, attesté dans T. Dans les ms. L et P, on peut voir des traits picards dans les ch et les ou (nous, roumans…) ; mais dans la colonne du L où on lit la raison, les six autres mots féminins n’ont que des la ; et dans celle du P où se trouve le patois, on n’a que des la devant les quatre autres mots féminins. Donc même si le langhe du ms. S pourrait être dû à une influence picarde, il faut trouver une autre explication pour le raison du ms. T.
Ce le ne serait-il donc pas celui de le patois que le copiste aurait écrit avant de buter sur patois ? d’après le sens qu’il devine, il va écrire raison, peut-être aidé par la ressemblance dans une source moins nette que l’image ci-contre ; mais il va oublier de changer l’article le en la, tandis que ceux qui le suivront (ms. L et W) le corrigeront.
Enfin, si l’auteur a choisi la forme patois, on peut imaginer qu’un copiste, de tempérament conservateur, lui ait substitué patrois, tout comme P. Paris usait jusqu’en 1848 de françois dans le titre de ses tomes sur Les manuscrits françois…, alors qu’en dehors de quelques rééditions, cette forme avait semble-t-il totalement fait place à français dans les titres d’après 1815.
4-4 – Probabilité du choix du mot pat(r)ois par Brunetto Latini
L’ancienneté du ms. K, le premier qui ait patois, concorde avec la vraisemblance de ce choix. De plus, ce ms. est tout à fait singulier parmi les 20 ms. que j’ai étudiés (§ 3-2). Le voici comparé à une version type à laquelle les 19 autres se conforment à peu de chose près :
Manuscrit K
Et saucuns demande por quoi chis liures est escris en romans selonc le patois
 
 
de france puis que noz somes ytaliens : ie diroe que cest por .ij. raisons. l.une est por ce que noz somes en france. lautre ci est par ce que francois est plus delitaubles lengages et plus comuns que molt dautres.
On constate :
demande au présent ;
seconde raison du choix du français : « lautre ci est par ce q[ue] francois e[st] plus delitaubles lengages ».
Type des 19 autres manuscrits
Et se aucuns demandoit por quoi cest liure est escris en romans selonc le patois (1 +1) / patrois (3) / pratois (1) / la raison (2+ 1) / la langue (4) / le langage (2+3) / la parleure (1) de france puis que nos somes ytaliens ie diroie que ce est por .ij. raisons. lune que nous sommes en france lautre por ce que la parleure est plus delitable et plus comune a tous langages.
 
On constate :
demandoit à l’imparfait ;
ci est et lengages sont omis ;
francois est remplacé par parleure (16 ms.), palleure (S), parole (W), parlure (U).
Il ne serait donc pas surprenant que ce ms. K soit le plus proche de l’original de Brunetto Latini.
4-5 – Comment Brunetto Latini a-t-il fait ce choix ?
Si patois était alors peu connu dans le royaume, le fait est qu’en Lorraine, il arrive naturellement sous la plume de J. Bretex ; peut-être était-il aussi en usage en Artois, puisque, d’après le peu que l’on sait de lui, le poète devait être originaire d’Arras ou ses environs. Cette localisation nordique est confirmée par J.-F. Courouau au terme de son étude fouillée des occurrences de patois dans 45 écrits littéraires du XIIIe au XVIIe s. : « Aussi peut-on formuler l’hypothèse que, après une période de désactivation prolongée (à l’écrit), le patois est remployé à compter des années 1400-1450, exclusivement à l’origine […] dans l’aire picarde […] et dans le milieu scripto-curial bourguignon… ». (p. 219).
Or selon les historiens, le fin lettré qu’était Brunetto L. aurait notamment séjourné à Arras pendant son exil français ; on peut donc imaginer qu’y ayant rencontré le mot et sa signification (cf. § 5-1), il ait pris plaisir à en user. Cela n’aurait rien de surprenant de la part d’un auteur qui a introduit le mot prose en français, par adaptation du latin prosa.
5 – La signification de patois entre 1260 et 1290
5-1 – Dans le Tournoi de Chauvency de Jacques Bretex
Le poème ayant été publié pour la première fois en 1835, François Raynouard en rendit compte aussitôt dans le Journal des Savants (1835). Il rappelle ce qu’étaient les tournois, présente le poème, puis écrit ceci (p. 623) :
« A l’égard de la langue de l’époque, je remarque que Bretex parle ainsi de l’étranger :
 
Lors dit en son tyois romant…
Lors commence à croler la teste
Et repondit faistivement :
Saurai-je bien parler romant ?                   (Pag. 23 et 24.)
« On lit ailleurs :
Ausiment crie come beste
Li hiraus en son faus patois.                                 (P. 43.)
« Ces passages prouvent qu’au xiiie siècle, les trouvères distinguaient divers dialectes dans leur langue. »
 Alors que depuis près de deux siècles (cf. § 6-5) les dictionnaires donnaient au mot « patois » un sens nettement péjoratif, il est tout à fait remarquable que ce grand “spécialiste” de ce qu’on nommera bientôt les « langues romanes » n’y voit, à la fin du XIIIe siècle, qu’un synonyme de « dialecte ».
 Certes, par le mot faus (plus sûr que fol du ms. O), le trouvère ne semblait pas tenir en haute estime le patois du héraut ; mais Raynouard ne s’y arrête pas, et l’on peut supposer que si le poète qualifiait ainsi ce langage, c’est qu’à lui seul le mot patois ne suffisait pas pour exprimer son sentiment.
J.-F. Courouau, qui croit à l’antériorité du patois de Bretex et semble ignorer l’avis de Raynouard, rejoint cet avis, après une étude attentive du traitement par Bretex des divers parlers entendus à Chauvency :
« Pour cette première attestation, le sens, en accord avec le traitement du fait linguistique différencié dans l’économie de l’œuvre, est-il donc absolument péjoratif ? On ne peut l’affirmer avec une absolue certitude, … » (p. 191).
 C’est même la certitude du contraire que nous allons avoir de suite.
5-2 – Dans le Trésor de Brunetto Latini
Il importe d’abord de ne pas faire une fixation sur le mot patois dans le Trésor, car selon son auteur, il est écrit en « romans » ; mais comme l’a observé Raynouard, on a bien conscience à cette époque que ce mot couvre une grande variété d’idiomes, d’où la précision apportée aussitôt : il s’agit de la variété de roman en usage en « France » ; patois ne peut donc signifier que « variété linguistique propre à un territoire donnée ».
Mais quelle est cette « France » ? on se doute que ce n’est pas notre “hexagone” familier. Effectivement, au chapitre dans lequel Brunetto L. décrit l’Europe, l’alinéa sur la France la divise en deux blocs, la Bourgogne, qui va jusqu’aux archevêchés de Vienne et d’Embrun, et ce qu’il appelle « la droite France », donc la France proprement dite. Mais celle-ci ne s’identifie pas au domaine d’oïl, car elle inclut les Flandres, de parler germanique, la « petite Bretaigne » de parler celtique et les terres de la Gironde au Puy-en-Velay, qui sont du domaine d’oc. En revanche, l’alinéa suivant en énumère séparément la Provence (de l’archidiocèse d’Arles et Aix), la Gascogne et l’actuel Languedoc; mais faute de nom propre, celui-ci n’est désigné que comme archevêché de Narbonne, avec la précision qu’il comprend la « contrée de Tolouse et Monpeslier ».
Quant au sens même de patois, J.-F. Courouau s’engage sur une mauvaise piste du fait qu’il use de l’édition de Carmody basée sur le ms. T avec « le raison de France », formule relativement rare comme on l’a vu au § 3-3 ; d’où, p. 192 :
« Mais on lit dans certains manuscrits, dont le plus ancien date de la fin du XIIIe siècle, la variante “selon la langue de France” et dans d’autres, remontant au plus tôt à 1303-1304, “selon le patois de France, avec une variante patrois, relevée par Ménage (32). »
« (32) Cette variante patrois n’est pas signalée par l’éditeur qui n’a pas eu accès à tous les manuscrits (éd. Carmody 1948 XLVI, n. 1) »
Avant de poursuivre, il me parait nécessaire de rectifier une erreur dont l’origine semble chez Friedrich Diez (1861, p. 384) : Ménage ne mentionne que patois et le premier auteur que je connaisse pour avoir lu patrois chez Brunetto L. est La Monnoye, avant 1728 (cf. § 5-2).
Je reviens à J.-F. Courouau ; il commence ainsi  sa recherche du sens : « L’interpré­tation de ce court passage est délicate. » Mais au terme d’un long alinéa où il confronte les avis d’auteurs du seul XXe s., il baisse les bras fort sagement :
« Inférer un éventuel « sens neutre » (Thomas, Jodogne, Orr) ou péjoratif (éventuellement en référence à la hiérarchie latin/vernaculaires, mais le texte n’en dit rien) relève de la spéculation et, dans l’ignorance où nous sommes des conditions d’écriture (quel scribe ? où ? pourquoi ?), la prudence commande de suspendre le jugement en attendant que la science des textes réexamine le stemma des mss, afin de savoir s’il est absolument exclu que le mot vienne de Brunet, si ces manuscrits qui contiennent patois sont apparentés et d’où ils dérivent. »
 Dix ans plus tard, j’ose penser que l’examen des manuscrits m’a permis de lever les doutes sur l’initiative de l’emploi de patois, et que débarrassés de tout préjugé sur un sens péjoratif qui n’est apparu que bien plus tard, nous pouvons nous en remettre au contexte de ce mot, dont nul ne songe à contester la paternité de Brunetto Latini. Et ce contexte exclut toute valeur péjorative de ce mot. P. Paris l’avait parfaitement compris et l’a si bien écrit (t. 4, p. 357) :
« Il n’y a pas, et l’on ne sauroit désirer de témoignage plus honorable que celui-ci pour la langue Françoise du xiiie siècle. Brunetto Latini, Florentin versé dans la littérature du midi de la France, déclare, vers 1260, que le dialecte françois du nord, le plus délectable des dialectes romans, est d’ailleurs plus usité que la plupart des autres. Cette déclaration est pour notre littérature nationale un titre d’antériorité auquel les autres littératures néo-latines ne sauroient opposer rien de comparable. »
6 – De la signification première de patois à son étymologie
6-1 – patois, langue du père, puis langue du pays
La “préhistoire” de notre patois nous a familiarisés avec le πατρ?? (γλ?ττ?) des Grecs et le patrius (sermo) des Latins et à l’équivalence pratique entre la référence familiale dans ces qualificatifs et la référence territoriale dans le grec ?πιχωρ?ος. Et pour nos ancêtres lettrés du XIIIe s., qui pratiquaient couramment le latin, la forme « patrois » ne pouvait manquer d’évoquer le « père » : langue du père, du pays du père, de la patrie… « patois » désignait donc l’idiome d’un territoire plus ou moins étendu.
6-2 – 1694 : patois viendrait du latin patriensis, « du père »
L’abbé et grammairien célèbre Gilles Ménage (1613-1692) semble le premier à avoir proposé l’étymologie de patois (1694, p. 563) : « PATOIS. C’est proprement sermo patrius. Patrius, patriensis, patrensis, patensis, patese, patois : comme Milanois de Milanese. »
Le passage du latin -ensis au français -ois est tout à fait banal, et appuie solidement la remontée de patrois à patrensis : turonensis (de Tours) donne tournois (qualificatif de la livre, unité monétaire du royaume de 1203 à 1795), Atrebatensis, Artois, burgensis, bourgeois, etc. Mais si patriensis est attesté, l’étape patrensis ne l’est pas, et l’on mettra du temps à découvrir l’étape patrois.
Pour moi, sa première mention est dans une nouvelle édition de la « Bibliothèque de La Croix du Maine » ; c’était « un catalogue général de toutes sortes d’autheurs qui ont escrit en françois » depuis le XIe s. et que son auteur, François Grudé sieur de La Croix du Maine (1552-1592) avait publié en 1584. La nouvelle édition avait été préparée par le critique et académicien Bernard de la Monnoye (1641-1728), mais ne fut publiée qu’en 1772; p. 93, La Monnoye corrige et complète par une très longue note le court article que La Croix du Maine avait consacré à « Brunet Latin » (éd. 1584, p. 37) ; il cite notre passage de Brunetto L. d’après le ms. K (patois de France) et ajoute : « Les divers manuscrits qui se trouvent de ce livre ne sont pas uniformes dans l’expression, mais ils le sont pour le sens, & s’accordent tous à marquer que l’ouvrage est dans la pallure, parleure, patrois, ou patois de France. ». Avant 1728, La Monnoye serait donc le premier à avoir signalé la forme patrois, mais sans plus.
De fait, en 1841, dans un article sur un texte de Térence, l’érudit Éloi Jouhanneau, secrétaire perpétuel de l’Académie celtique depuis sa création en 1804, avait glissé la prise en compte de ce patrois dans la filière étymologique : « langue rustique du pays, de la patrie, en patois, sermone patrio, patriensi, comme le prouve l’étymologie même du mot patois, pour patrois, qui vient du mot patriensis (1841, p. 233).
En 1856, cette même étymologie passant par patrois avait été reprise par le romaniste et médiéviste Henri Victor Michelant (1811-1890), qui s’était explicitement référé au Trésor de Brunetto Latini dont il avait consulté dix-neuf manuscrits et en avait cité le passage complet (Compte rendu de La Farce de Maistre Patelin, [éditée] par F. Génin, Revue de Paris, t. XXX, 1er février 1856, pp. 78-87).
Sans s’en expliquer, l’abbé Léonce Couture, romaniste gascon trop oublié, avait affiché la même étymologie dans une et chaleureuse longue présentation de Mistral et de Mireio parue en juin 1859 dans la Revue d’Aquitaine (t. IV, p. 37) :
« Ne lui reprochez pas trop d’amour pour sa langue ; il en parle en connaissance de cause ; qu’il ne s’irrite pourtant pas trop contre ceux qui continueront à la traiter de patois : patois ne veut pas dire proprement jargon, mais sermo patriensis, le langage courant du pays, de la mère et de la nourrice, par opposition à celui des académies et des livres. »
Donc depuis au moins 1841, la chaine patriensis > *patrensis > patrois > patois était proposée ; elle devait être entérinée par Diez en 1861 (cf. § 4-2), puis reprise par le dictionnaire d’Adolphe Mazure et surtout celui bien plus connu d’Émile Littré, Dictionnaire de la langue française ; après un court exposé des avis anciens depuis Ménage, Littré concluait : « Tout cela emporte la balance ; et il faut admettre que l’r a disparu. »
Mais en 1895, le Dictionnaire général de la langue française de Hatzfeld, Darmesteter et Antoine Thomas (t. 2, p. 1695) renonce à indiquer une étymologie : « Origine inconnue ».
De telles palinodies devraient disparaitre du fait de la reconnaissance de la continuité de formes et de sens depuis le sermo patrius de Lucrèce il y a plus de 2000 ans.
7 - Le patois, langue du pays, devient la langue des paysans
7-1 – Le canon 17 du Concile de Tours en 813
De « pays » à « paysan », le passage est facile ; mais ce n’est pas un simple jeu de mots : le premier témoin historique est le canon 17 du Concile tenu à Tours en mai 813. Soucieux du bon fonctionnement de l’Église, Charlemagne avait en effet convoqué cinq “conciles” régionaux, — nous dirions aujourd’hui “synodes” — à Mayence, Tours, Reims, Chalon(-sur-Saône) et Arles. Tous avaient rappelé et précisé les obligations du clergé en matière d’enseignement des fidèles et spécialement de prédication.
Or on sait que conseillé par Alcuin, Charlemagne avait précédemment appuyé une réforme du latin de l’écrit public — et donc des élites — pour revenir à ce qu’il était quelque 500 ans avant et dont témoignaient les textes bibliques et les écrits des Pères de l’Église. Et voilà qu’à Tours, constatant que ce latin réformé n’était pas compris par la masse des gens sans instruction, des campagnards pour la plupart, les évêques décidèrent que, dans leurs diocèses, la prédication se ferait en « rusticam Romanam linguam aut Theodiscam, quo facilius cuncti possint intellegere quae dicuntur », dans la « langue rurale romaine ou dans la langue tudesque (germanique), afin que tous puissent plus facilement comprendre ce qui est dit ».
De cette formule, je retiens le mot « rusticam », qui ne veut en aucune manière déprécier un « parler rustre », ou même simplement « rustique », mais qui localise dans les campagnes cet idiome « romain », donc apporté 850 ans plus tôt par les conquérants romains, un latin parlé évolué. Cela suppose que dans les villes où sont nombreux les personnages instruits détenteurs du savoir et du pouvoir, la population comprend suffisamment leur latin châtié.
En revanche, rien de semblable à Chalon-sur-Saône ; et même à Arles, on ordonne de prêcher « non seulement dans les villes, mais aussi dans toutes les paroisses », c’est-à-dire « … dans toutes les églises de campagne », ce qui suppose entre ville et campagne une unité de langue qui n’existait plus dans le nord. Cela témoignait déjà de ce que les parlers du sud étaient restés plus proches du latin originel, comme on n’a cessé de le souligner depuis.
Néanmoins, le souci évangélique allait conduire des clercs à composer des poésies dans la langue courante du peuple : dans le nord, Séquence de Ste Eulalie, en « proto-picard » à la fin du IXe s., Vie de St Alexis au XIe s. ; dans le sud, le Boecis à la fin du Xe s., la Canson de Ste Fe d’Agen au XIe, etc. L’expérience acquise par ces clercs dans l’écriture du latin leur servit pour celle des parlers romans.
7-2 – Le « romain rural » à la conquête du pouvoir (XIIe-XIIIe s.)
Mais du fait que le latin était non seulement la langue des savants, mais aussi celle du pouvoir et du droit, les clercs avaient un monopole de fait et une prépondérance sociale qui faisait des jaloux, et particulièrement chez les laïcs des classes sociales supérieures. Avec le temps, sous leur influence, les parlers romans, dont tout le monde usait, devinrent à leur tour la langue du pouvoir et du droit, en remplacement progressif du latin.
Le roman de l’Ile de France s’imposa finalement au nord sous le nom de françois, ce dont témoigne le choix de Brunetto Latini, en même temps que l’ont prenait conscience de la variété des parlers romans du nord (cf. § 4-1)
Le sud écrivit aussi ses propres parlers romans, mais sans pouvoir central pour en promouvoir un. Tout au plus, au début du XIIIe s., la Croisade contre les Albigeois donna-t-elle aux gens du nord l’occasion d’appeler globalement « langue d’oc » les idiomes romans du sud. Mais comme au nord, la conscience de leur variété se manifestait sur la fin de ce siècle, quand dans ses Regles de trobar, le bénédictin catalan Jofre de Foixà opposait au proençal, langue littéraire, le catalanesch, langue d’usage courant de ses compatriotes pour lesquels il écrivait. Et en 1313, un notaire gascon nommait « gascon » la langue de l’acte qu’il rédigeait, témoignant déjà de l’usage oral du mot. En revanche, les lettrés toulousains de 1356 n’avaient que « romans » pour nommer leur langue (J. Anglade, pp. 9 et 37) et en 1407, pour nommer celle d’Arles encore bien proche de celle de Toulouse, un notaire arlésien userait de « lingua occitana » (P. Hildenfinger, 1900, p. 87), forme latine de l’expression « langue d’oc ».
Même si le latin restait majoritairement la langue du savoir, les idiomes vulgaires s’écrivaient donc de plus en plus, faisant oublier pendant quelque temps la dualité entre la langue écrite des villes et la langue seulement orale des campagnes. Mais dans le sud, cela n’allait pas durer.
7-3 – Le français du roi se répand dans tout le royaume (XIVe-XVe s.)
À partir de 1337, un conflit larvé entre le roi d’Angleterre Édouard III, petit fils de Philippe-le-Bel par sa mère, et le roi de France Philippe VI, neveu de ce roi par son père, se mue en guerre ouverte qui durera jusqu’en 1453, et sera appelée plus tard la « guerre de Cent ans ». On parle alors français à la cour de Londres comme à Paris, mais la naissance d’un sentiment national français pousse la noblesse, et aussi la bourgeoisie des villes, de plus en plus puissante, à jouer la carte du royaume, et à adopter partout le français du roi.
Ainsi, vers 1325, alors que la Bretagne est un duché quasi indépendant qui ne sera réuni à la couronne qu’en 1532, ses élites rédigent en français la Très ancienne coutume de Bretagne.
Vers la fin du même siècle, seigneur d’un Béarn dont il avait proclamé l’indépen­dance en 1347, Gaston Fébus († 1391) écrit en français son Livre de chasse et 34 des 37 pièces de son Livre des oraisons, les 3 autres étant en latin. D’ailleurs, à la fin de 1388, le célèbre chroniqueur Jean Froissart séjournant à Orthez était reçu par Fébus et lisait à la veillée, pour ce prince et ses proches, un long poème en français qu’il avait apporté : il ne mentionne aucun interprète et Fébus et ses amis le commentaient, évidemment en français (J.A.C. Buchon, p. 399).
Au même moment, en 1384, les comptables municipaux de Toulouse écrivent spontanément leurs comptes en français, et cela se reproduira sporadiquement par la suite.
Dans le registre municipal de Montpellier dit Petit Thalamus, qui relate notamment les grands évènements ayant affecté la ville, la chronique en romans s’arrête en février 1447, tandis qu’une chronique en français reprend au 14 aout 1495. Mais à la date du dimanche 31 janvier 1417 (nouveau style), la chronique romane mentionnait déjà la lecture en chaire après le sermon, « en lati e pueys en frances en alta vos, en presencia de totz », d’une bulle du défunt pape Urbain V condamnant ceux qui porteraient les armes contre le royaume de France (éd. 1840, pp. 464-465). C’est la seule mention d’une langue quelconque (latin, romans, frances) que l’on trouve dans les textes latins ou romans du Petit Thalamus, et elle suppose que la plupart des bourgeois de la ville comprenaient alors le français.
Plus généralement, les provinces du midi adoptèrent progressivement le français comme langue administrative, de telle sorte qu’Auguste Brun a pu écrire dans sa thèse (1923, 422) que lorsque l’article 111 de l’Ordonnance sur le fait de justice d’aout 1539 imposa le français dans les actes de l’administration, il ne fit que consacrer un changement déjà largement entré dans la pratique.
7-4 – Les autres idiomes des pays, les patois, se conservent dans les campagnes
De ce fait, partout où le français n’était pas la langue courante de l’ensemble de la population, on était revenu à la situation constatée à Tours en 813, sauf que le français remplaçait le latin comme langue commune et supérieure, les gens des campagnes, peu instruits, conservant par inertie leurs parlers ancestraux… qui ne s’écrivaient pas.
Le Béarn semblait cependant faire exception : il conserva le gascon (nommé « béarnais » au moins depuis 1533) comme langue de l’administration et de la justice jusqu’en 1620 et langue du droit jusqu’en 1789. Mais ce n’était qu’une apparence, car les classes supérieures pratiquaient largement le français, et l’on ne peut oublier que Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, a un nom dans les lettres françaises ; et sa fille Jeanne d’Albret parlait surtout français.
Le calvinisme venu de France et de Genève se propagea donc facilement dans les classes aisées, tandis que le peuple des campagnes résistait à cette nouvelle évangélisation. Tardivement, en 1568, Jeanne d’Albret (1528-1572) commanda donc au pasteur Arnaud de Salette (1540-après 1583) une traduction des psaumes en béarnais. Or il est éclairant de noter que dans sa dédicace en béarnais adressée au roi (Henri III de Navarre, fils de Jeanne, et notre futur Henri IV de France), Salette estime que « ce que le français exprime avec élégance, nous, nous le représentons [en béarnais] de façon grossière » (vers 61-62, traduits dans l’édition de 2010, pp. 102-103) ; et d’ajouter que son intention, selon ce que lui avait commandé la reine, est « d’aider les grossiers de notre nation à connaitre et à louer la majesté divine » (v. 64-65). N’est-ce pas reconnaitre le statut inférieur du béarnais, comme celui du petit peuple qui n’a que lui pour langue ? Pour plus de détails, voir Nicolas Kalinine-Bourtoule (1984, p. 140).
Pierre de Marca (1594-1662) fut notamment le premier président du Parlement de Navarre institué en 1620, et donc chargé d’appliquer l’Édit d’union qui rendait obligatoire l’emploi du français en justice ; on n’a aucune trace de difficultés due à une méconnaissance du français par les gens de justice. Qui plus est, dans l’œuvre magistrale en français qu’il a laissée, la première Histoire de Béarn (Paris : Camusat, 1640), Marca présente toujours le « langage Bearnois » des actes qu’il cite comme une langue du passé.
Ce sont tous ces parlers des campagnes que des écrivains vont alors nommer « patois ». Par exemple chez Florimond de Raemond (1595, p. 215) décrivant la coutume des mariages chez les paysans de Xaintonge, avec des « chansons en leur patois ».
7-5 – patois prend un sens péjoratif (XVIIe-XVIIIe s.) [2]
Néanmoins, quand en 1539, l’imprimeur et érudit Robert Estienne (1503 ?-1559) tente le premier un inventaire des mots français dans son Dictionaire françois latin, on y trouve, p. 361, Patin, Patrie, Patron etc., mais ni Patois ni Patrois ; et en 1606, l’expression langue d’oc est si bien oubliée que le Nîmois Jean Nicot père du premier dictionnaire français le Thresor de la langue françoyse, l’ignore totalement.
Ceux qui possèdent le français le doivent le plus souvent à des études qui ont pesé sur leur jeunesse ; ils en font un titre de supériorité… et le mépris, peu charitable mais si humain, s’insinue vite dans le concept de « patois ». Aussi, dès l’introduction de ce mot dans les dictionnaires, sa définition fera toujours référence aux paysans, et sera accompagnée de quelque mention dépréciative ; ainsi, chez Antoine Oudin (1656, p. 309) : « Patois, i. langage de paysan, ou du vulgaire. parler son Patois, i. son langage maternel, & grossier. »
Pierre Richelet (1680, 2nde partie, p. 136) renchérit : « † Patois, s. m. Sorte de langage grossier d’un lieu particulier & qui est diférent de celui dont parlent les honnêtes gens. [Les Provinciaux qui aiment la langue viennent à Paris pour se défaire de leur patois. Il parle encore le patois de son village. Parler patois.] » Et l’auteur a précisé en tête de l’ouvrage : « La croix † qui est vis à vis du mot, ou de la façon de parler veut dire que le mot ou de la façon de parler n’ont proprement leur usage que dans le stile simple, dans le comique, le burlesque, ou le satirique. »
De même, chez Antoine Furetière (1690, p. 71) : « PATOIS. s. m. Langage corrompu & grossier, tel que celuy du menu peuple, des paysans, & des enfans qui ne sçavent pas encore bien prononcer. […] ».
L’Académie française suit dans la 1ère édition de son Dictionnaire, 1694, p. 200 : « PATOIS. s. m. Langage rustique, grossier comme est celuy d’un païsan, ou du bas peuple. Je n’entends point son patois. il parle un franc patois. il me dit en son patois que… » À des détails orthographiques près, c’est reconduit jusqu’à la 4ème édition de 1762 ; par la suite, la rédaction peut changer, pas le fond.
En 1778, un Normand, l’abbé Étienne Calvel, qui est connu comme agronome, est primé par l’Académie des Jeux floraux de Toulouse pour son éloge de Guy Du Faur, seigneur de Pibrac (1529-1584), qui s’illustra notamment comme magistrat du Parlement de cette ville. Dans cet Éloge de Gui du Faur de Pibrac (Paris : Mérigot, 1778, 68 p.), une note relative à la ville de Toulouse évoque l’Académie des Jeux floraux (pp. 50-51) ; et rappelant que les œuvres primées jadis étaient en « Lenguo moundino », Calvel observe : « Insensiblement, l’habitude & la nécessité de s’exprimer en François, l’a avilie, à un tel point, que la langue des anciens Poëtes, connus sous le nom de Troubadours, n’est plus que le vil jargon de la populace. » Autrement dit, un patois
7-6 – Paradoxalement, le sens péjoratif disparait à la Révolution
Les défenseurs des langues régionales ont souvent dénoncé l’action des Révolutionnaires contre les patois. Mais bien peu sans doute ont lu les textes d’époque : ce n’est pas par totalitarisme français que l’on voulait écarter les patois, mais parce que l’igno­rance du français écartait trop de citoyens de la vie de la nation.
Alors que l’Académie française n’était plus qu’une « classe » de l’Institut de France créé en 1795, elle va produire en 1798 la 5ème édition de son Dictionnaire ; revenant au patois de Brunetto Latini, 500 ans avant, l’article de la p. 247 du t. 2 ne mentionne plus le sens péjoratif, mais (ré)introduit la notion de particularisme géographique : « PATOIS. s. m. On appelle ainsi Le langage du peuple et des paysans, particulier à chaque Province. Parler patois. etc. (inchangé). »
La 6ème éd., 1835, t. 2, p. 369 souligne ce trait : « PATOIS. s. m. Le langage du peuple et des paysans, particulier à chaque province. Chaque province a son patois. Le patois bourguignon, picard, normand, champenois, gascon, provençal, etc. Parler patois. etc. (inchangé). »
Un siècle plus tard, la 8ème édition, 1932-5, t. 2, p. 307 descend bien plus bas dans le particularisme géographique : « PATOIS. n. m. Variété d’un dialecte, idiome propre à une localité rurale ou à un groupe de localités rurales. Le patois des environs d’Arras. Les patois picards. Parler patois. Je n’entends pas son patois. […] »
Le Petit Larousse illustré de 1906, comme probablement la 1ère édition de 1905, était dans la même ligne, avec même l’étymologie classique : « PATOIS (toi) n. m. (du bas lat. patriensis, du pays paternel). Idiome populaire propre à une province : Jasmin a écrit ses vers en patois gascon. Façon particulière de s’énoncer, et, surtout, langage bizarre ou incorrect : le patois des Précieuses. » L’article était encore le même en 1952.
8 – Quand le sens péjoratif de patois fait inventer une nouvelle étymologie
Aujourd’hui, la 9ème édition du Dictionnaire de l’Académie, 1992-…, en cours de rédaction, n’innove pas : toujours pas de sens péjoratif et territorialité réduite de l’idiome. Mais bizarrement, elle donne en tête une étymologie fondée sur la valeur la plus péjorative du mot :
« PATOIS. n. m. XIIIe siècle. Déverbal de l’ancien français patoier, « gesticuler », lui-même dérivé de patte. Variété d’un dialecte qui n’est parlée que dans une contrée de faible étendue, le plus souvent rurale. Parler le patois, parler patois. Le patois berrichon. Le dialecte picard comprend plusieurs patois. Adjt. Qui présente les caractères d’un parler local (se rencontre parfois au féminin). Les variantes patoises d’un mot. • Par ext. Péj. Langage pauvre et rustique, jargon incompréhensible. Il s’exprimait dans un incroyable patois. C’est du patois ! »
Plus disert, le Centre national de ressources textuelles et lexicales (C.N.R.T.L.), organe du CNRS, attribue cette étymologie à l’Écossais John Orr (1885-1966), éminent romaniste qui enseigna surtout en Australie. Prudent, cependant, le C.N.R.T.L. expose sa thèse en style indirect et au conditionnel : « Selon John Orr […] patois […] serait un déverbal […] aurait d’abord, selon J. Orr, signifié “gesticulation”… ».
De fait, c’est une construction en chambre : elle se fonde sur une gesticulation accompagnant la parole qui n’est absolument pas une caractéristique de ces idiomes, ignore tout le passé que j’ai pu rapporter plus haut et ne s’appuie sur aucune occurrence ancienne. C’est beaucoup pour une hypothèse « scientifique » ! Aussi, dès sa publication en 1963, elle fut fermement critiquée par Omer Jodogne (1908-1996), alors professeur à l’Université catholique de Louvain.
9 – Synthèse et conclusion
9-1 – Aux origines du concept de « langue du père », puis « …du pays »
La “préhistoire” du patois se trouve, pour l’Occident européen, dans l’émergence, à partir de la fin du IVème siècle avant notre ère, d’une langue commune à de nombreux peuples, la κοιν? (δι?λεκτος) grecque. Pour désigner les autres idiomes dont usaient les peuples de son domaine, les lettrés qui l’utilisaient ont inventé un concept nouveau, celui de langue paternelle, par allusion à leur mode de transmission, essentiellement orale, ou de langue régionale, par référence à leur domaine d’emploi. Et inévitablement, ces idiomes, peu ou pas écrits, étaient jugés inférieurs à la langue commune.
Le latin de Lucrèce, Cicéron et Horace n’échappait pas à cette dépréciation. Mais de même que la κοιν? grecque était une conséquence des conquêtes d’Alexandre le Grand, de même son remplacement par le latin dans l’Europe occidentale suivit l’expansion territoriale du pouvoir de Rome. Et l’Église chrétienne, reconnue par l’Empereur Constantin en 313, remplaça l’Empire, après sa disparition en 476, dans la promotion du latin comme langue du savoir, et par là du pouvoir ; avec pour conséquence la dépréciation des idiomes naturels dont usaient les peuples. Et les mots patrius sermo du latin continuèrent à les désigner.
9-2 – En France, le pat(r)ois prend le relai comme langue du père et du pays
Une variante en patriensis (sermo) puis probablement *patrensis dut apparaître, puis passa un jour en langue vulgaire comme patrois puis patois, né vraisemblablement en domaine picard, et non dans un Paris méprisant les parlers provinciaux.
Le mot n’a point de sens péjoratif à l’origine, même si le devenir des idiomes en présence et la sotte suffisance des hommes lui ont souvent attaché un tel sens.
9-3 – Ce qu’était naguère un patois
Sur la fin de l’Ancien régime, bien qu’il n’usât pas du mot patois, un auteur toulousain en décrivait déjà la situation de façon particulièrement lucide. En 1782, en effet, parait Le Miral moundi (Toulouse : Desclasssan, 1781), long poème de près de 4500 vers divisés en 21 livres. À la fois satirique et moralisateur, il est signé « Hillet », nom qu’on dit être un pseudonyme. Le « Libre XIII » est principalement consacré à l’éloge du moundi, langue de Toulouse ; mais les esprits supérieurs le méprisent et même le peuple l’abandonne. Hillet lui en fait le reproche, mais enferme cette langue dans les seules relations locales (p. 154) :
Le boun sen nous apren qu’acos la maternelo,
Que diben coustouzi coumo plus naturelo ;
Le Francès, le Lati, le Grec soun pes sabens,
Utilés à qui bol couneisssé aquelos gens.
Mès per bous aus qu’abets à biuré dins Toulouzo ;
Aquelo couneissenço es fort infructuouzo ;
Soit : « Le bon sens nous apprend que c’est la langue maternelle que nous devons cultiver comme la plus naturelle ; le français, le latin, le grec sont pour les savants, utiles pour qui veut connaître ces gens. Mais pour vous qui avez à vivre dans Toulouse, cette connaissance est fort inutile. »
Depuis, après avoir déserté Toulouse et les autres villes, le patois n’a plus été d’abord  que l’idiome naturel de groupes sociaux peu instruit, généralement établis dans les campagnes dont l’habitat dispersé faisait obstacle à l’ouverture d’écoles d’accès facile. Son lexique contenait tous les mots nécessaires pour nommer et qualifier les objets matériels et les actions physiques, y compris tout ce qui concerne les phénomènes naturels se produisant dans le pays ; mais il était très pauvre pour nommer les concepts abstraits, hormis les sentiments ordinaires. Transmis oralement de génération en génération, sans intervention d’une institution scolaire quelconque, cet idiome tendait à se modifier rapidement et inégalement sur l’étendue de son domaine d’emploi.
Cantonné aux relations de la vie domestique et des métiers traditionnels, il n’était écrit tout au plus que par et pour les ministres d’une religion afin d’en enseigner oralement les dogmes, préceptes et rites à la population qui ne comprenait pas le français. Des lettrés, possédant bien par ailleurs le français pouvaient l’utiliser pour des œuvres presque exclusivement poétiques, mais ce n’était qu’un jeu intellectuel en marge de la vie du peuple des « patoisants ».
9-4 – De patois à langue de pouvoir, et inversement
L’exemple de Rome, puis de la France à partir du XIIIème s., a montré que s’il est adopté par une classe sociale supérieure instruite, puissante et liée à un pouvoir dynamique, un patois / langue paternelle peut devenir langue du pouvoir et du savoir, dotée d’un système d’écriture, et enseignée dans les écoles.
Inversement, une langue de pouvoir et de savoir peut être délaissée par les classes supérieures qui, pour toutes sortes de raisons, lui en préfèrent une autre ; conservée par inertie par les couches inférieures de la population, cette langue repasse au statut de patois, perd beaucoup du vocabulaire abstrait des relations sociales, juridiques notamment, et, n’étant plus enseignée, en vient même à ne plus être écrite.
Quand à son tour la population des locuteurs abandonne un patois et cesse de le transmettre, il meurt, purement et simplement. C’est ce qui se passe depuis quelques décennies, au moins en France métropolitaine, et les patois disparaissent.
9-5 – L’enseignement peut-il faire revivre un patois abandonné ?
Le 3 octobre 1909, Jean Jaurès, dont on ne doit pas oublier qu’il était agrégé de philosophie, publie dans le quotidien toulousain La Dépêche un article intitulé Poésie méridionale et paysans. C’est une réflexion sur la production poétique en langues d’oc depuis la fondation du Félibrige par Mistral en 1854 : ces poètes instruits et cultivés écrivent dans la langue des paysans, mais ceux-ci les ignorent, car ce n’est pas une poésie populaire. Elle est en effet un reflet de la culture française, et ne peut être accessible au peuple que si l’école l’initie à cette culture, qui passe par la langue française. D’où cette phrase : « Quand le peuple sera assez curieux de la langue française pour que l’instituteur puisse l’intéresser, dans notre Midi, par des comparaisons du français au « patois », qui, ramené ainsi dans le vaste cercle de la civilisation générale, cessera d’être un patois ; […] alors, et alors seulement, l’admirable effort de la renaissance méridionale sera préservé du naufrage. » Jaurès considère donc que le patois, transmis dans la famille en dehors de l’institution scolaire (cf. § 8-2), « cesse d’être patois » dès qu’il est enseigné.
En outre, techniquement, cet enseignement implique notamment la confection de grammaires et de dictionnaires, donc une “normalisation” sur un espace relativement étendu, et la formation de maitres spécialisés. De plus, les dictionnaires manquent naturellement de mots abstraits et de néologismes nés dans la langue ; si le patois a été jadis une langue de pouvoir et de savoir, faut-il y puiser ses mots autochtones tombés dans l’oubli ou entériner les emprunts modernes à la langue dominante ? Par exemple, pris dans des dictionnaires béarnais récents, le « citoyen » sera-t-il ciutadân ou citoaién ? et la « baignoire », bagnadére ou begnoère ?
De toute façon, l’enseignement scolaire s’avère impuissant à rétablir un emploi social si la population se désintéresse massivement d’un idiome du passé sans utilité actuelle. Et il n’est pas de pouvoir démocratique qui puisse retourner une telle désaffection. Que peuvent donc faire les élèves de ce qu’ils ont appris, sinon l’oublier dès la sortie de l’école ?
Même si la population se dit favorable à la conservation du patois de jadis, les expériences vécues montrent que bien peu sont disposés à faire l’effort personnel d’appren­tissage et d’utilisation de la langue disparue, et celle-ci ne peut plus retrouver sa place dans la société.
Et surtout, même si l’on parvenait, pour des couts énormes, à former assez de maitres compétents pour enseigner à la masse de la population une langue correcte et bien prononcée, on imagine mal le délai — en années, voire en décennies — et le cout de la traduction, a fortiori de la réécriture, de tous les codes, lois et règlements qui encadrent une société moderne ; cela supposerait le maintien, pendant de longues années, de juristes qui possèderaient parfaitement la langue juridique et le patois ressuscité appelé à la remplacer.
Quel peuple est-il capable de supporter et financer de tels processus ?
On citera en vain le cas d’Israël faisant revivre l’hébreu biblique, que les Juifs eux-mêmes avaient abandonné quelque 500 ans avant notre ère, pour l’araméen appris par leurs élites sur les bords de l’Euphrate où elles avaient été déportées. Israël est en effet un cas unique d’une population, venue de nombreux pays et sans langue commune, sur un territoire ancestral que leur redonnait la communauté internationale ; mus par un très fort sentiment nationaliste, ils étaient prêts aux efforts nécessaires pour apprendre une langue qui était restée celle de leurs livres sacrés et que des linguistes particulièrement compétents avaient modernisée. Et, ne l’oublions pas, ils bénéficiaient des financements généreux apportés par la diaspora juive du monde entier…
Les « langues régionales » de France n’en sont pas là !
9-6 – Au delà des patois, l’histoire et la toponymie de nos régions qui en témoignent
Mais ces langues des pères ont profondément marqué l’histoire de nos régions et laissé d’innombrables toponymes dont on ne peut gouter la saveur que par leur truchement : l’étude de cette histoire, des noms de lieux et des idiomes qu’ils recèlent, puis la transmission de ces savoirs aux jeunes générations, sont un immense chantier ; sachons qu’il est plein de joies pour ses ouvriers, et gage de la conservation de l’identité des hommes et des femmes qui font la France.
 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
L’astérisque signale les ouvrages obtenus grâce aux sites mentionnés en Avant-propos.
Éditions de textes
*Joseph Anglade, Las Leys d’amors, t. I, Toulouse : Privat, 1919.
*M. Blanchet, Œuvres complètes de Lucrèce, Trad. Lagrange, Paris : Garnier 1865.
*J. A. C. Buchon, Les Chroniques de Sire Jean Froissart, t. II, Paris : Wattelier, 1867.
*Francis J. Carmody, Li Livres dou Tresor, Berkeley et Los Angeles, 1948.
*Polycarpe Chabaille, Li livre dou Tresor par Brunetto Latini, Paris : Imprimerie impériale, 1863).
*Jean Classen, Theophanis Chronographia, t. I, Bonn : Weber, 1839, pp. 397-398.
*Étienne Clavier, Description de la Grèce de Pausanias, t. II, Paris : Eberhart, 1817, t. III et V, Paris : Bobée, 1820 et 1821.
*Karl De Boor, Theophylacti Simocattae historiae, Stuttgart : Teubner, 1972.
*Maurice Delbouille, Jacques Bretex, Le Tournoi de Chauvency, édition complète, Bib. de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, fasc. XLIX, Liège-Paris, 1932.
*Justinien, Édit de la vraie foi, .pdf téléchargeable :
ftp://ftp.logos.md/Biblioteca/In_Alte_Limbi_(Na_dugih_jazykah)/greek/Opere_din_Patrologia_Editia_Migne/Edictum%20rectae%20fidei.pdf
*Adolphe Kiessling et Victor Prou, Dionysii Halicarnensis Antiquitatum romanarum quæ supersunt, Paris : Firmin Didot, 1886.
*J.-V. Le Clerc, Œuvres complètes M. T. Cicéron, T. 27, Paris : Werdet et Lequien, 1826.
*Jean-Paul Migne, Georgii Codini Opera omnia, Patrologie grecque, t. CLVII, Paris : J.-P. Migne, 1866.
*K. Müller et J.-F. Dübner, Strabonis geographica, Paris : Firmin-Didot, 1853.
Arnaud de Salette, Los psalmes de David metuts en rima bernesa, 1583; édition critique bilingue par Robert Darrigrand, Paris : Champion, 2010.
*Émile Taillefert, Les auteurs latins - Horace - Art poétique, Paris : Hachette, 1873.
*Alexandre Teulet, Einhardi quæ extant opera, t. I, Paris : Renouard, 1840.
*Thalamus parvus - Le Petit Thalamus de Montpellier publié par la Société archéologique de Montpellier, Montpellier : Martel, 1840.
Ouvrages et articles
*Gabriel Azaïs, Dictionnaire des idiomes languedociens, Béziers : Delpech, 1863.
*Les bibliothèques françoises de La Croix du Maine et de du Verdier, nouvelle édition […] revue, corrigée & augmentée […] t. Ier, Paris : Saillant & Nyon et Lambert, 1772.
*Auguste Brun, Recherches historiques sur l’introduction du français dans les provinces du midi, Paris : Champion, 1923.
Jean-François Courouau, « L’invention du patois ou la progressive émergence d’un marqueur sociolinguistique français XIIIe - XIVe siècles », Revue de linguistique romane, t. 69, Janv.-Juil. 2005, pp. 185-225.
*Le Dictionnaire de l’Académie françoise, t. II, Paris : Coignard, 1694.
*Le Dictionnaire de l’Académie françoise, t. II, Paris : Smits, An VI (1798).
*Le Dictionnaire de l’Académie françoise, t. II, Paris : Firmin Didot, (1835).
Dictionnaire historique de la langue française, A. Rey dir., 2 t., 2ème éd., Paris : Le Robert, 2017.
*Friedrich Diez, Etymologisches Wörterbuch der romanischen Sprachen, 2ème éd. t. 2, Bonn : Marcus, 1861.
*Antoine Furetière, Dictionnaire universel, t. III, La Haye et Rotterdam : Arnout & Reinier Leers, 1690.
*Antoine Hatzfeld, Arsène Darmesteter et Antoine Thomas, Dictionnaire général de la langue française, t. 2, Paris : Delagrave, 1895.
*Paul Hildenfinger, « Documents relatifs aux Juifs d’Arles », Revue des études juives, t. 41, 1900, pp. 62-97.
*Éloi Jouhanneau, « Lettre à M. Ch. Magnin, […] de l’Académie des inscriptions et belles-lettres », La Province et Paris, 15 juin 1841.
Nicolas Kalinine-Bourtoule, « Psautier français, psautier béarnais. Similitudes et différences », Arnaud de Salette en son temps – Le Béarn sous Jeanne d’Albret, Actes du colloque international d’Orthez (16-18 février 1983), Orthez : Per noste, 1984, pp. 131-152.
*A. Kibbee Douglas, « Le patois dans l’histoire de la langue française selon le dictionnaire de Littré », L’Information Grammaticale, n° 90, 2001, pp. 68-72. Pour consultation et téléchargement :
http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_2001_num_90_1_2703
*Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, t. 2, 1ère partie (I-P), Paris : Hachette, 1863.
*Gilles Ménage, Dictionnaire étymologique, ou Origines de la langue françoise, Paris : Anison, 1694.
*Paul Meyer, « Rapport sur une mission littéraire en Angleterre et en Écosse, V, mai 1868 », Archives des missions scientifiques et littéraires, 2ème série, t. V, Paris : Imprimerie impériale, 1868.
*Henri Victor Michelant, Compte rendu de La Farce de Maistre Patelin, [éditée] par F. Génin, Revue de Paris, t. XXX, 1er février 1856, pp. 78-87.
Frédéric Mistral, Lou Tresor dóu Felibrige ou Dictionnaire Provençal-Français, t. 2, 1886, réédition par Jean-Claude Bouvier, Aix-en-Provence : Édisud, 1983.
*Antoine Oudin, Curiositez françoises pour supplément aux dictionnaires, Paris : Sommaville, 1656.
*A. Paulin Paris, Les manuscrits françois de la Bibliothèque du roi, t. 2, 4 et 5, Paris, 1838, 1841 et 1841.
*Florimond de Raemond, Erreur populaire de la papesse Jane, Lyon : Rigaud, 1595.
*François-Just-Marie Raynouard, Choix des poésies originales des troubadours, t. I, Paris : Didot, 1816.
*François-Just-Marie Raynouard, « Les Tournois de Chauvenci, donnés vers la fin du xiiie siècle, décrits par Jacques Bretex, annotés par feu Philibert Delmotte, bibliothécaire de la ville de Mons, et publiés par H. Delmotte, son fils, etc. Imprimerie de A. Prignet, à Valenciennes, 1835 ; un vol. in-8° » Journal des Savants, Oct. 1835, pp. 622-629.
*Paul Tombeur, « Maternitas dans la tradition latine », Clio n° 21 Maternités, 2005, pp. 139-149.

 
TABLE DES MATIÈRES
0 – Avant-propos.............................................................................................................. 1
1 – “préhistoire” de patois, « langue du père », et de langue régionale........................... 2
1-1 – Dès le Ier siècle avant J.-C.................................................................................. 2
1-2 – Du Ier au VIème siècle de notre ère...................................................................... 3
1-3 – Les deux chroniqueurs byzantins des VIIème et IXème siècles............................. 3
1-4 – Au terme de cette “préhistoire”, une première conclusion................................. 4
2 – Le mot français patois apparait à l’écrit .................................................................... 5
2-1 – Une antériorité usurpée : le Tournoi de Chauvency de Jacques Bretex (après 1300).......................................................................................................... 5
2-2 – L’antériorité réelle : le Trésor de Brunetto Latini (avant 1300)......................... 5
3 – Le témoignage des manuscrits du Trésor de Brunetto Latini..................................... 5
3-1 – Coup d’œil d’ensemble sur les manuscrits du Trésor........................................ 5
3-2 – Le recours aux manuscrits numérisés accessibles.............................................. 6
3-3 – Ce que j’ai pu en tirer......................................................................................... 6
4 – pat(r)ois dans la France du XIIIe siècle, puis dans le Trésor..................................... 7
4-1 – pat(r)ois, un mot peu répandu à l’époque.......................................................... 7
4-2 – Quid de la dualité patois / patrois ?.................................................................... 7
4-3 – L’intervention des copistes................................................................................. 7
4-4 – Probabilité du choix du mot pat(r)ois par Brunetto Latini................................. 8
4-5 – Comment Brunetto Latini a-t-il fait ce choix ?.................................................. 8
5 – La signification de patois entre 1260 et 1290............................................................. 9
5-1 – Dans le Tournoi de Chauvency de Jacques Bretex............................................. 9
5-2 – Dans le Trésor de Brunetto Latini...................................................................... 9
6 – De la signification première de patois à son étymologie........................................................................................................................ 10
6-1 – patois, langue du père, puis langue du pays.............................................................................................................................. 10
6-2 – 1694 : patois viendrait du latin patriensis, « du père »............................................................................................................................ 10
7 – Le patois, langue du pays, devient la langue des paysans.............................................................................................................................. 11
7-1 – Le canon 17 du Concile de Tours en 813................................................................................................................................ 11
7-2 – Le « romain rural » à la conquête du pouvoir (XIIe-XIIIe s.).................................................................................................................................. 12
7-3 – Le français du roi se répand dans tout le royaume (XIVe-XVe s.).................................................................................................................................. 12
7-4 – Les autres idiomes des pays, les patois, se conservent dans les campagnes.................................................................................................................... 13
7-5 – patois prend un sens péjoratif (XVIIe-XVIIIe s.).................................................................................................................................. 14
7-6 – Paradoxalement, le sens péjoratif disparait à la Révolution ...................................................................................................................................... 14
8 – Quand le sens péjoratif patois fait inventer une nouvelle étymologie .......................................................................................................................................... 15
9 – Synthèse et conclusion......................................................................................................................... 15
9-1 – Aux origines du concept de « langue du père », puis « …du pays »........................................................................................................................... 15
9-2 – En France, le pat(r)ois prend le relai comme langue du père et du pays.............................................................................................................................. 16
9-3 – Ce qu’était naguère un patois............................................................................................................................ 16
9-4 – De patois à langue de pouvoir, et inversement.................................................................................................................. 16
9-5 – L’enseignement peut-il faire revivre un patois abandonné ? ...................................................................................................................................... 17
9-6 – Au delà des patois, l’histoire et la toponymie de nos régions qui en témoignent............................................................................................................ 18
Bibliographie.................................................................................................................... 18
 
[1] Dans sa publication d’Eginhard au tome II des Grandes chroniques de France, 1837, en note 5, p. 165, Paulin Paris la nomme « Françoise » et traduit « Patrio sermone » par « langue tudesque que les François [les Francs !] n’avoient point encore oubliée. »
[2] J’ai rédigé la revue des dictionnaires qui va d’ici au § 7 inclus dans l’ignorance du travail très fouillé d’A. Douglas Kibbee de 2001… (voir Bibliographie) ; l’ayant lu, je n’ai rien à changer.

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